vendredi 20 décembre 2019

Mes bois, de Yassi Nasseri

Je l'avais trouvé. Et il ne fallait surtout pas que les autres le sachent. Les autres que je ne voyais pas. Le soir parfois je les entendais. Je me faufilais comme à l'époque où les forêts étaient encore, où je me plaçais en fonction du vent, pour ne pas être repéré. Je me fais invisible, caméléon dans ces ruines noircies. Tous ces verres brisés. Je faisais partie de ces rares qui les avaient vus les gratte-ciels. Si élevés, qui reflétaient les nuages et la lumière du jour, de leur surface miroitant, façades lisses, monstres élancés. Tout s'est retrouvé éparpillé au sol. Ça a secoué terriblement, le sol s'est déchiré, s'est dérobé sous nos pas. C'était la chute. Du monde. De notre monde d'avant. Ces villes arrogantes avaient été englouties par les entrailles de la terre. En un claquement de doigt. Par vagues, successives. Une ville après l'autre. Le cœur de la Terre les avait répertoriés, une liste de coordonnées GPS, mais sous la notation de notre sous-sol. Vivant. Hors de lui. Qui nous a soufflés. On aurait tout pu imaginer, sauf cela. Nous lui en avions trop fait voir. Patiente, elle a attendu, puis un soir elle a éternué. Nous a ri au nez. Plus rien maintenant. Il n'y a plus rien. Je n'ai pas besoin de le savoir, plus d'actualités, plus d'images, un pressentiment. Celui qui me tient en vie, encore.
Reviens à ton instant. Ne te disperse pas. Cet instant peut te perdre si tu n'es pas vigilant. Nous n'avons plus que cela. Nos instants. Un seul est déjà l'équivalent d'une vie, longue. Enfin. Peut-être pas. Tout a changé pour moi. Maintenant j'ai une issue. J'ai un avenir, j'ai de nouveau un présent. Mon double. Animal. Je l'ai trouvé. Ce n'était donc pas des légendes. Ces vieilles histoires ancestrales étaient vraies. On a. Chacun. Un double animal. L'aujourd'hui est devenu sauvage. Féroce. Seul celui qui est accompagné de son double animal s'en sortira. Un cerf. Drôle de bête. La mue, chaque année. Les bois qui tombent. Se refont. Un os. Ça repousse. Ma force était là, en lui. Je le laissais me guider. Que les cerfs deviennent la rage de ce nouveau monde, qui l'eût cru. Moi. J'y ai cru. Je les fréquentais, autrefois, dans ma forêt. La nuit je restais à l'affût. Je faisais des photos. Ils ont fini par accepter ma présence. Se montrer. Ils n'étaient pas doux, non, mais ils étaient sages.
Mon double trouve à se nourrir. Il me laisse les restes. Il sait que je suis sur ses pas. Je dois éviter tout contact avec les autres. Mais les autres le craignent. Mon cerf, mon moi plus fort que moi.

Nouvelle de Yassi Nasseri

Peinture d'Arthur Voronov

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