jeudi 19 mars 2020

La Terre Rouge, de Mady Vicensini

Charles Bronstein était un homme heureux. Il menait la vie dont il avait toujours rêvé. Grâce à des études brillantes, il travaillait dans le cabinet d’avocats le plus réputé de l’état du Wisconsin. Quinze ans plus tôt, il avait rencontré Linda, dans une charmante petite station de sports d’hiver. Conquis par ses boucles blondes, ses yeux mutins et son ravissant petit nez rougi par le soleil d’hiver il l’avait alors invitée à boire un chocolat chaud dans un salon de thé qui surplombait la vallée enneigée. Le printemps suivant il la demandait en mariage dans cette même station. Ce fut au milieu d’un champs verdoyant qu’il s’agenouilla devant elle en brandissant une magnifique bague qui rayonnait sous le soleil du mois de mai. Naturellement, deux merveilleux enfants naquirent de cette union. Il était décidément un homme comblé par la vie. Ce 5 mai 2003, ce fut le silence qui le réveilla. Charles était toujours le dernier à se lever, Linda avait pris l’habitude de préparer le petit déjeuner très tôt le matin ; dans un demi-sommeil il humait l’odeur des muffins et du bacon frit puis les cris de Wendy et Andrew qui se disputaient la salle de bain et les jappements de Pepper le chien achevaient de le réveiller. Il se prélassait quelques instants dans le lit conjugal et rejoignait le reste de la petite famille afin de partager ce précieux moment familial. Mais ce matin-là tout fut différent. Que se passait-il ? Il se leva vaguement inquiet, se dirigea vers la cuisine. Linda n’y était pas. Il appela en vain ses enfants et Pepper ne vint pas à sa rencontre. Il réalisa soudain que la rue était totalement silencieuse : les coups de Klaxon rageurs ainsi que les piaillements des enfants qui attendaient le bus scolaire avaient disparu. Il se précipita vers la fenêtre et n’en crut pas ses yeux, qu’étaient devenus les habitants de Madison ?
Une brume irréelle enveloppait le quartier et seuls les oiseaux continuaient à chanter. Une étrange sensation s’empara de lui et les battements sourds et violents de son cœur le forcèrent à s’asseoir. Il essaya de se calmer. Ce matin du 5 mai 2003, Charles portait un caleçon orné de palmiers, souvenir des dernières vacances passées à Hawaï en compagnie de Wendy. Cependant, contrairement aux autres matins, il ne se dirigea pas vers le dressing pour choisir le costume qu’il porterait mais se précipita dans son jardin dans l’espoir d’apercevoir, par-dessus la haie son voisin, Henry, retraité de l’armée de l’air, qui le tenait régulièrement au courant des derniers projets belliqueux de leur président peroxydé. Mais Henry ne répondit pas à ses appels. Il décida donc de fuir cet univers ouaté et courut vers son garage. Alors qu’il s’installait dans sa Chevrolet il entendit un faible aboiement provenir du vieux Pick-Up que lui avait légué son oncle Todd. Il s’approcha du véhicule qui avait rouillé avec le temps et découvrit Pepper dans un coin de la benne. Charles ressentit alors une joie profonde, une joie qui venait de très loin. Un souvenir resurgit.
C'est l’aube. Il s’installe avec Ben et Rudy dans le Pick-Up, Todd au volant tire sur sa pipe, il ne dit mot. Une journée de pêche se prépare. Ils arrivent enfin sur la berge d’une rivière glacée que le soleil du mois de mars ne parvient pas à réchauffer. L’attente, les fous-rire étouffés, les sandwichs à la groseille et au beurre de cacahuète, parfois quelques notes de rockabilly qui grésillent de la vieille radio et enfin, des truites qui tressaillent sur les quelques brins d’herbe encore gelés. Des cris de joie et Todd accroupi à côté d’un maigre feu qui les regarde et partage leur victoire avec un léger sourire et des yeux qui se plissent de bonheur.
La clé était sur le contact, Charles installa Pepper à côté de lui, le moteur cracha plusieurs fois avant de démarrer ; il devait absolument savoir ce qui s’était passé pendant la nuit. Les rues étaient désespérément désertes et seuls des jurons se bousculaient dans sa tête : what the fuck ? What the Hell ? Wendy n’aurait vraiment pas apprécié. Wendy, justement, avait-il véritablement envie de la retrouver ? Wendy et ses petits rires aigus, ses sempiternels œufs brouillés, les comptes rendus assommants de ses cours de yoga. Il pensa aussi avec amertume que, depuis des années, seul le révérend Collins avait droit à ses génuflexions. Charles ne s’aperçut pas qu’il était sorti de la ville. La route maintenant, s’étirait à l’infini, non loin de là coulait le fleuve Wisconsin. Parfois une ombre noire bleutée fendait le ciel. Pepper la suivait des yeux, silencieux, aux aguets. Charles se rappela alors que Dekaxeen, un étudiant amérindien, à la tête du syndicat des « American Native » avec qui il aimait parler et fumer des John Player après les cours, lui avait appris que le corbeau était chez eux un animal sacré incarnant le mystère du monde. Il passa devant une petite maison en bois, la première depuis qu’il avait quitté Madison. Le rocking-chair sur la véranda semblait osciller et une silhouette se dessina derrière le rideau en dentelle. Charles freina net et le crissement des pneus réveilla Pepper. En un bond il fut sur la petite terrasse. Le bois gémissait sous ses pas. Une jeune femme apparut dans l’encadrement de la porte. Alors qu’il tentait d’expliquer ce qui l’emmenait elle l’interrompit d’un geste et l’invita à entrer. Pepper haletait en inspectant les lieux. « Je crois qu’il a soif » avait-elle simplement dit en prenant un grand bol en grès qu’elle remplit d’eau fraîche. Charles ne disait rien, un sentiment étrange s’était emparé de lui, une impression de déjà vu ; cette maison en bois, cette silhouette, cette voix, ce regard, fier et déterminé, tout lui était familier. Il régnait dans le salon une ambiance paisible et chaleureuse.

Il lui raconta alors la disparition de sa famille, des habitants, les rues désertes, la brume qui enveloppait la ville en ce mois de mai…Elle ne comprenait pas ; ici comme tous les matins, les corbeaux avaient déchiré l’aube de leurs cris puissants et des enfants originaires de la tribu Ojibwé étaient venus cueillir des mûres sauvages au bord de la route. Il était désemparé, sa raison vacilla, à cette heure-ci il aurait dû être en train de boucler le divorce de son richissime client Mark Miller. Mais non, il se trouvait au milieu de nulle part et essayait d’expliquer l’inexplicable à une fille dont la peau ambrée jouait avec les rayons du soleil. Elle se tut. Elle avait appris à se méfier des hommes blancs qui avaient menti à son peuple, volé ses terres et détruit sa jeunesse en installant à côté de leurs réserves des bars où de la mauvaise bière à 50 cents coulait à flots. Cependant, et elle ne put se l’expliquer, elle éprouva une certaine compassion pour cet homme qui semblait perdu. Elle lui proposa de s’asseoir sur le canapé dont le cuir avait été patiné par le temps. Une couverture en patchwork qui le recouvrait en partie attira l’attention de Charles ; elle lui rappela celle dont se servait Deka pour se réchauffer lors de leurs veillées d’hiver quand ils refaisaient le monde. Il se souvint aussi du regard ardent de Deka qui tentait alors d’annuler le quota que le doyen voulait imposer aux étudiants issus des minorités. Deka…. Cela faisait des années qu’ils s’étaient perdus de vue. Étrangement, pourtant, tout au long de cette journée son souvenir s’était imposé à lui. Il pouvait presque ressentir sa présence et entendre sa voix. Les corbeaux, maintenant par dizaines, zébraient le ciel. Huyana - c’est ainsi que s’appelait la fille à la peau d’ambre - étonnée par leur nombre, les observait, songeuse.
En lui servant un verre de bourbon, elle lui apprit qu’elle venait du Nouveau Mexique et appartenait à la tribu Navajo. Elle avait fui Albuquerque où des regards haineux la renvoyaient sans cesse à ses origines, elle avait fui la réserve où ses frères, dont l’âme avait été engloutie par la voracité des blancs, se tuaient à petit feu à coup de cristaux de meth. Une interminable route rectiligne l’avait menée vers le Nord, à Sauk City, où elle avait trouvé un emploi de secrétaire dans une entreprise d’import-export. Cette petite maison lui servait maintenant de refuge et abritait ses rêves brisés. « Nous sommes étrangers sur notre propre terre » avait-elle murmuré lentement. Elle avait aussi rajouté que chaque nuit avant de s’endormir, elle pensait à son père, à sa mère et à la terre rouge et poudreuse du Nouveau Mexique.
L’obscurité les avait enveloppés, elle lui offrit l’hospitalité ; le lendemain ils iraient à la réserve. Peut- être les anciens auraient-ils des réponses à ses questions. Le sommeil de Charles fut lourd et agité, troublé par les visages flous de Linda, Wendy et Andrew, et par un immense oiseau noir, superbe, qui crevait un à un les lourds nuages d’un ciel où ne brillait aucune étoile. Ils se levèrent à l’aube, Huyana lui proposa de prendre le café à quelques miles de là. Il acquiesça, pressé de partir. Pepper sauta dans la benne, Huyana s’installa à ses côtés et le Pick-up s’ébranla. Ils roulaient en silence quand elle pointa du doigt une vieille pompe à essence flanquée d’un petit bâtiment. Un écriteau rouillé indiquait « Joy’s coffee bar ». Malgré le jour naissant les lampions encadrant la porte continuaient de clignoter, promesse de filles qui, la nuit venue, se donnaient pour quelques dollars et paraissaient encore plus belles dans les vapeurs de l’alcool. Ils entrèrent. Huyana lança avec un grand sourire « Hey guys !», les quelques habitués la saluèrent en retour. Ils commandèrent un café. « Serré et brûlant », précisa Charles. « Tu le bois comme les pêcheurs d’Alaska !» avait coutume de lui dire Deka en riant. Tout était étrangement normal. Ici, la vie suivait son cours. Huyana lui tendit une cigarette, il tira avec délectation sur la première bouffée… Ils expliquèrent au patron ce qui s’était passé à Madison. Il répondit que ça lui était bien égal et que ses habitants aillent tous au diable. Il détestait cette ville arrogante et ses habitants, dont la seule ambition était de construire une maison plus grande et plus luxueuse que celle du voisin. Ils quittèrent le bar et le « have a good day » du patron s’adressa seulement à Huyana. Ils reprirent la route, Charles alluma la radio mais toutes les fréquences étaient brouillées. Il se tourna alors vers Huyana et lui demanda si son prénom avait une signification dans sa langue. « Oui, pluie tombante » dit-t-elle. Il trouva cela vraiment très beau et souhaitait maintenant que cette route ne prît jamais fin. Il était en paix avec Huyana, Pepper et ce grand oiseau noir qui les suivait depuis le matin en déployant ses ailes dans la profondeur du ciel bleu.
Quand ils arrivèrent à la réserve il régnait une atmosphère peu commune, des groupes d’hommes parlaient à voix basse, les anciens étaient pensifs et dans le regard des femmes brillait une lueur de joie et de fierté. Un lourd silence s’installa brusquement à la vue de Charles. Tous les regards se posèrent sur lui, incrédules. Huyana ne comprit pas. Bien sûr, aucun homme blanc ne s’était jamais aventuré dans la réserve, mis à part des éducateurs ou quelques hommes politiques en période électorale ; mais cette fois-ci, plus que de la surprise, on pouvait lire dans les yeux une réelle interrogation, comme si Charles revenait d’entre les morts. Huyana demanda alors, comme elle l’avait fait chez « Joy’s », si l’un d’entre eux savait ce qui s’était passé le jour précédent à Madison. Un des anciens, le chaman, lui fit alors signe de le suivre. Ils se mirent à l’écart et il lui apprit alors que des jeunes de la réserve qui travaillaient dans les villes voisines s’étaient eux aussi réveillés dans une atmosphère fantomatique où seul résonnait le chant des oiseaux. Ne sachant que faire, ils s’étaient groupés, avaient attendu, se posant mille questions. Ils avaient alors décidé d’explorer la ville et ce qu’ils avaient vu les avait terrifiés : des monceaux d’hommes blancs gisaient à terre éventrés, leurs yeux vides dévorés par les corbeaux. Ils n’étaient plus que des morceaux de chair sanguinolents et seuls une cravate qui pendait misérablement à leur cou décharné ou un attaché-case qu’ils serraient contre leur carcasse mutilée rappelaient qu’ils avaient été des banquiers, des hommes d’affaires ou des fermiers qui s’étaient enrichis sur des terres volées. Le vieil homme ajouta que du Nouveau-Mexique à l’Alaska les corbeaux avaient obscurci le ciel et châtié ceux qui les avaient asservis et humiliés depuis des siècles. « Les femmes ? Les enfants ?» avait demandé Huyana. « La terre les a engloutis, Tuuwa les porte en elle maintenant », avait-t-il murmuré. Il ajouta que depuis quelques nuits déjà il entendait les plaintes des oiseaux sacrés, le gémissement du vent et il savait que la lune énorme et orangée annonçait les flots de sang qui couleraient partout où leur peuple avait été martyrisé. Huyana rapporta à Charles les paroles du chaman. « Tu ne reverras jamais ta famille », ajouta-t-elle dans un souffle. Étrangement, Charles ne ressentit aucun chagrin à l’annonce de cette nouvelle ; un sentiment de honte l’envahit quand il constata qu’il en était presque soulagé. À quel moment s’était-il perdu ? Peut-être quand il avait cessé de répondre aux courriers de Dekaxeen. À ce moment-là il commençait à être connu, les clients affluaient, l’argent aussi. Il l’avait alors rayé de sa vie et puis Linda trouvait cette amitié improbable. « Tu verras disait-elle, il finira par te demander de l’argent, tous les mêmes à pleurnicher sur leur sort ». Il avait donc oublié Déka, son enfance et les berges de la rivière glacée. Il avait aussi oublié les chemins cahoteux, les voitures qui s’essoufflent et le sourire en coin de l’oncle Todd. « Pourquoi as-tu été épargné ? » Demanda Huyana. Il lui répondit que Dekaxeen, son frère, l’avait protégé car il connaissait son âme. Il eut la certitude que le grand oiseau noir qui hantait ses rêves et le suivait très haut dans les cieux n’était autre que lui. Huyana comprit que Charles était l’un des siens. Alors la terre rouge et poudreuse dont elle rêvait toutes les nuits enveloppa l’oiseau sacré et l’azur qui était son royaume.

Nouvelle de Mady Vicensini

Peinture Ojibwe de Jim Oskineegish

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire