Charles Bronstein était
un homme heureux. Il menait la vie dont il avait toujours rêvé.
Grâce à des études brillantes, il travaillait dans le cabinet
d’avocats le plus réputé de l’état du Wisconsin. Quinze ans
plus tôt, il avait rencontré Linda, dans une charmante petite
station de sports d’hiver. Conquis par ses boucles blondes, ses
yeux mutins et son ravissant petit nez rougi par le soleil d’hiver
il l’avait alors invitée à boire un chocolat chaud dans un salon
de thé qui surplombait la vallée enneigée. Le printemps suivant il
la demandait en mariage dans cette même station. Ce fut au milieu
d’un champs verdoyant qu’il s’agenouilla devant elle en
brandissant une magnifique bague qui rayonnait sous le soleil du
mois de mai. Naturellement, deux merveilleux enfants naquirent de
cette union. Il était décidément un homme comblé par la vie. Ce 5
mai 2003, ce fut le silence qui le réveilla. Charles était toujours
le dernier à se lever, Linda avait pris l’habitude de préparer le
petit déjeuner très tôt le matin ; dans un demi-sommeil il humait
l’odeur des muffins et du bacon frit puis les cris de Wendy et
Andrew qui se disputaient la salle de bain et les jappements de
Pepper le chien achevaient de le réveiller. Il se prélassait
quelques instants dans le lit conjugal et rejoignait le reste de la
petite famille afin de partager ce précieux moment familial. Mais
ce matin-là tout fut différent. Que se passait-il ? Il se leva
vaguement inquiet, se dirigea vers la cuisine. Linda n’y était
pas. Il appela en vain ses enfants et Pepper ne vint pas à sa
rencontre. Il réalisa soudain que la rue était totalement
silencieuse : les coups de Klaxon rageurs ainsi que les piaillements
des enfants qui attendaient le bus scolaire avaient disparu. Il se
précipita vers la fenêtre et n’en crut pas ses yeux, qu’étaient
devenus les habitants de Madison ?
Une brume irréelle
enveloppait le quartier et seuls les oiseaux continuaient à chanter.
Une étrange sensation s’empara de lui et les battements sourds et
violents de son cœur le forcèrent à s’asseoir. Il essaya de se
calmer. Ce matin du 5 mai 2003, Charles portait un caleçon orné de
palmiers, souvenir des dernières vacances passées à Hawaï en
compagnie de Wendy. Cependant, contrairement aux autres matins, il ne
se dirigea pas vers le dressing pour choisir le costume qu’il
porterait mais se précipita dans son jardin dans l’espoir
d’apercevoir, par-dessus la haie son voisin, Henry, retraité de
l’armée de l’air, qui le tenait régulièrement au courant des
derniers projets belliqueux de leur président peroxydé. Mais Henry
ne répondit pas à ses appels. Il décida donc de fuir cet univers
ouaté et courut vers son garage. Alors qu’il s’installait dans
sa Chevrolet il entendit un faible aboiement provenir du vieux
Pick-Up que lui avait légué son oncle Todd. Il s’approcha du
véhicule qui avait rouillé avec le temps et découvrit Pepper dans
un coin de la benne. Charles ressentit alors une joie profonde, une
joie qui venait de très loin. Un souvenir resurgit.
C'est l’aube. Il
s’installe avec Ben et Rudy dans le Pick-Up, Todd au volant tire
sur sa pipe, il ne dit mot. Une journée de pêche se prépare. Ils
arrivent enfin sur la berge d’une rivière glacée que le soleil
du mois de mars ne parvient pas à réchauffer. L’attente, les
fous-rire étouffés, les sandwichs à la groseille et au beurre de
cacahuète, parfois quelques notes de rockabilly qui grésillent de
la vieille radio et enfin, des truites qui tressaillent sur les
quelques brins d’herbe encore gelés. Des cris de joie et Todd
accroupi à côté d’un maigre feu qui les regarde et partage leur
victoire avec un léger sourire et des yeux qui se plissent de
bonheur.
La clé était sur le
contact, Charles installa Pepper à côté de lui, le moteur cracha
plusieurs fois avant de démarrer ; il devait absolument savoir ce
qui s’était passé pendant la nuit. Les rues étaient
désespérément désertes et seuls des jurons se bousculaient dans
sa tête : what the fuck ? What the Hell ? Wendy n’aurait vraiment
pas apprécié. Wendy, justement, avait-il véritablement envie de la
retrouver ? Wendy et ses petits rires aigus, ses sempiternels œufs
brouillés, les comptes rendus assommants de ses cours de yoga. Il
pensa aussi avec amertume que, depuis des années, seul le révérend
Collins avait droit à ses génuflexions. Charles ne s’aperçut
pas qu’il était sorti de la ville. La route maintenant, s’étirait
à l’infini, non loin de là coulait le fleuve Wisconsin. Parfois
une ombre noire bleutée fendait le ciel. Pepper la suivait des yeux,
silencieux, aux aguets. Charles se rappela alors que Dekaxeen, un
étudiant amérindien, à la tête du syndicat des « American
Native » avec qui il aimait parler et fumer des John Player
après les cours, lui avait appris que le corbeau était chez eux un
animal sacré incarnant le mystère du monde. Il passa devant une
petite maison en bois, la première depuis qu’il avait quitté
Madison. Le rocking-chair sur la véranda semblait osciller et une
silhouette se dessina derrière le rideau en dentelle. Charles freina
net et le crissement des pneus réveilla Pepper. En un bond il fut
sur la petite terrasse. Le bois gémissait sous ses pas. Une jeune
femme apparut dans l’encadrement de la porte. Alors qu’il tentait
d’expliquer ce qui l’emmenait elle l’interrompit d’un geste
et l’invita à entrer. Pepper haletait en inspectant les lieux.
« Je crois qu’il a soif » avait-elle simplement dit en
prenant un grand bol en grès qu’elle remplit d’eau fraîche.
Charles ne disait rien, un sentiment étrange s’était emparé de
lui, une impression de déjà vu ; cette maison en bois, cette
silhouette, cette voix, ce regard, fier et déterminé, tout lui
était familier. Il régnait dans le salon une ambiance paisible et
chaleureuse.
Il lui raconta alors la
disparition de sa famille, des habitants, les rues désertes, la
brume qui enveloppait la ville en ce mois de mai…Elle ne comprenait
pas ; ici comme tous les matins, les corbeaux avaient déchiré
l’aube de leurs cris puissants et des enfants originaires de la
tribu Ojibwé étaient venus cueillir des mûres sauvages au bord de
la route. Il était désemparé, sa raison vacilla, à cette heure-ci
il aurait dû être en train de boucler le divorce de son richissime
client Mark Miller. Mais non, il se trouvait au milieu de nulle part
et essayait d’expliquer l’inexplicable à une fille dont la peau
ambrée jouait avec les rayons du soleil. Elle se tut. Elle avait
appris à se méfier des hommes blancs qui avaient menti à son
peuple, volé ses terres et détruit sa jeunesse en installant à
côté de leurs réserves des bars où de la mauvaise bière à 50
cents coulait à flots. Cependant, et elle ne put se l’expliquer,
elle éprouva une certaine compassion pour cet homme qui semblait
perdu. Elle lui proposa de s’asseoir sur le canapé dont le cuir
avait été patiné par le temps. Une couverture en patchwork qui le
recouvrait en partie attira l’attention de Charles ; elle lui
rappela celle dont se servait Deka pour se réchauffer lors de leurs
veillées d’hiver quand ils refaisaient le monde. Il se souvint
aussi du regard ardent de Deka qui tentait alors d’annuler le quota
que le doyen voulait imposer aux étudiants issus des minorités.
Deka…. Cela faisait des années qu’ils s’étaient perdus de
vue. Étrangement, pourtant, tout au long de cette journée son
souvenir s’était imposé à lui. Il pouvait presque ressentir sa
présence et entendre sa voix. Les corbeaux, maintenant par dizaines,
zébraient le ciel. Huyana - c’est ainsi que s’appelait la fille
à la peau d’ambre - étonnée par leur nombre, les observait,
songeuse.
En lui servant un verre
de bourbon, elle lui apprit qu’elle venait du Nouveau Mexique et
appartenait à la tribu Navajo. Elle avait fui Albuquerque où des
regards haineux la renvoyaient sans cesse à ses origines, elle avait
fui la réserve où ses frères, dont l’âme avait été engloutie
par la voracité des blancs, se tuaient à petit feu à coup de
cristaux de meth. Une interminable route rectiligne l’avait menée
vers le Nord, à Sauk City, où elle avait trouvé un emploi de
secrétaire dans une entreprise d’import-export. Cette petite
maison lui servait maintenant de refuge et abritait ses rêves
brisés. « Nous sommes étrangers sur notre propre terre »
avait-elle murmuré lentement. Elle avait aussi rajouté que chaque
nuit avant de s’endormir, elle pensait à son père, à sa mère et
à la terre rouge et poudreuse du Nouveau Mexique.
L’obscurité les avait
enveloppés, elle lui offrit l’hospitalité ; le lendemain ils
iraient à la réserve. Peut- être les anciens auraient-ils des
réponses à ses questions. Le sommeil de Charles fut lourd et agité,
troublé par les visages flous de Linda, Wendy et Andrew, et par un
immense oiseau noir, superbe, qui crevait un à un les lourds nuages
d’un ciel où ne brillait aucune étoile. Ils se levèrent à
l’aube, Huyana lui proposa de prendre le café à quelques miles de
là. Il acquiesça, pressé de partir. Pepper sauta dans la benne,
Huyana s’installa à ses côtés et le Pick-up s’ébranla. Ils
roulaient en silence quand elle pointa du doigt une vieille pompe à
essence flanquée d’un petit bâtiment. Un écriteau rouillé
indiquait « Joy’s coffee bar ». Malgré le jour
naissant les lampions encadrant la porte continuaient de clignoter,
promesse de filles qui, la nuit venue, se donnaient pour quelques
dollars et paraissaient encore plus belles dans les vapeurs de
l’alcool. Ils entrèrent. Huyana lança avec un grand sourire « Hey
guys !», les quelques habitués la saluèrent en retour. Ils
commandèrent un café. « Serré et brûlant », précisa
Charles. « Tu le bois comme les pêcheurs d’Alaska !»
avait coutume de lui dire Deka en riant. Tout était étrangement
normal. Ici, la vie suivait son cours. Huyana lui tendit une
cigarette, il tira avec délectation sur la première bouffée… Ils
expliquèrent au patron ce qui s’était passé à Madison. Il
répondit que ça lui était bien égal et que ses habitants aillent
tous au diable. Il détestait cette ville arrogante et ses habitants,
dont la seule ambition était de construire une maison plus grande et
plus luxueuse que celle du voisin. Ils quittèrent le bar et le
« have a good day » du patron s’adressa seulement
à Huyana. Ils reprirent la route, Charles alluma la radio mais
toutes les fréquences étaient brouillées. Il se tourna alors vers
Huyana et lui demanda si son prénom avait une signification dans sa
langue. « Oui, pluie tombante » dit-t-elle. Il
trouva cela vraiment très beau et souhaitait maintenant que cette
route ne prît jamais fin. Il était en paix avec Huyana, Pepper et
ce grand oiseau noir qui les suivait depuis le matin en déployant
ses ailes dans la profondeur du ciel bleu.
Quand ils arrivèrent à
la réserve il régnait une atmosphère peu commune, des groupes
d’hommes parlaient à voix basse, les anciens étaient pensifs et
dans le regard des femmes brillait une lueur de joie et de fierté.
Un lourd silence s’installa brusquement à la vue de Charles. Tous
les regards se posèrent sur lui, incrédules. Huyana ne comprit pas.
Bien sûr, aucun homme blanc ne s’était jamais aventuré dans la
réserve, mis à part des éducateurs ou quelques hommes politiques
en période électorale ; mais cette fois-ci, plus que de la
surprise, on pouvait lire dans les yeux une réelle interrogation,
comme si Charles revenait d’entre les morts. Huyana demanda alors,
comme elle l’avait fait chez « Joy’s », si l’un
d’entre eux savait ce qui s’était passé le jour précédent à
Madison. Un des anciens, le chaman, lui fit alors signe de le
suivre. Ils se mirent à l’écart et il lui apprit alors que des
jeunes de la réserve qui travaillaient dans les villes voisines
s’étaient eux aussi réveillés dans une atmosphère fantomatique
où seul résonnait le chant des oiseaux. Ne sachant que faire, ils
s’étaient groupés, avaient attendu, se posant mille questions.
Ils avaient alors décidé d’explorer la ville et ce qu’ils
avaient vu les avait terrifiés : des monceaux d’hommes blancs
gisaient à terre éventrés, leurs yeux vides dévorés par les
corbeaux. Ils n’étaient plus que des morceaux de chair
sanguinolents et seuls une cravate qui pendait misérablement à leur
cou décharné ou un attaché-case qu’ils serraient contre leur
carcasse mutilée rappelaient qu’ils avaient été des banquiers,
des hommes d’affaires ou des fermiers qui s’étaient enrichis
sur des terres volées. Le vieil homme ajouta que du Nouveau-Mexique
à l’Alaska les corbeaux avaient obscurci le ciel et châtié ceux
qui les avaient asservis et humiliés depuis des siècles. « Les
femmes ? Les enfants ?» avait demandé Huyana. « La
terre les a engloutis, Tuuwa les porte en elle maintenant »,
avait-t-il murmuré. Il ajouta que depuis quelques nuits déjà il
entendait les plaintes des oiseaux sacrés, le gémissement du vent
et il savait que la lune énorme et orangée annonçait les flots de
sang qui couleraient partout où leur peuple avait été martyrisé.
Huyana rapporta à Charles les paroles du chaman. « Tu ne
reverras jamais ta famille », ajouta-t-elle dans un souffle.
Étrangement, Charles ne ressentit aucun chagrin à l’annonce de
cette nouvelle ; un sentiment de honte l’envahit quand il constata
qu’il en était presque soulagé. À quel moment s’était-il
perdu ? Peut-être quand il avait cessé de répondre aux courriers
de Dekaxeen. À ce moment-là il commençait à être connu, les
clients affluaient, l’argent aussi. Il l’avait alors rayé de sa
vie et puis Linda trouvait cette amitié improbable. « Tu
verras disait-elle, il finira par te demander de l’argent, tous
les mêmes à pleurnicher sur leur sort ». Il avait donc oublié
Déka, son enfance et les berges de la rivière glacée. Il avait
aussi oublié les chemins cahoteux, les voitures qui s’essoufflent
et le sourire en coin de l’oncle Todd. « Pourquoi as-tu été
épargné ? » Demanda Huyana. Il lui répondit que
Dekaxeen, son frère, l’avait protégé car il connaissait son âme.
Il eut la certitude que le grand oiseau noir qui hantait ses rêves
et le suivait très haut dans les cieux n’était autre que lui.
Huyana comprit que Charles était l’un des siens. Alors la terre
rouge et poudreuse dont elle rêvait toutes les nuits enveloppa
l’oiseau sacré et l’azur qui était son royaume.
Nouvelle de Mady Vicensini
Peinture Ojibwe de Jim Oskineegish
Nouvelle de Mady Vicensini
Peinture Ojibwe de Jim Oskineegish
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