Quel
est ce poids qui tiraille ses seins ? Ces deux petits globes, encore
menus.
Pourquoi
cette douleur, cette angoisse diffuse. Discrètement, les bras
croisés au-dessus du comptoir, ses mains en coupe épousent leurs
arrondis.
Ambiance
feutrée d’un
bar de nuit.
Elle
parle de ses futurs voyages, un jour prochain.
Non,
elle ne sait pas quand.
Où
? l’Amérique Latine et plus loin encore, pourquoi pas le tour du
monde.
La
terre, cette sphère, cette rondeur, notre mère à tous.
Interloquée,
soudain elle reste silencieuse.
Non,
ce ne peut être…
Elle
ne se comprend plus. Des pensées insidieuses viennent et reviennent
sans cesse vers des images de plénitude. Des sensations étranges,
inhabituelles.
Un
coussin de plumes, une écharpe de laine, Une odeur d’eau de
toilette, un baiser dans le cou.
Une
éponge gorgée d’eau tiède et savonneuse, le bruissement d’un
envol de tourterelles…
Toujours
muette, parmi le caquetage alentour, sa main gauche se relâche,
descend, caresse son ventre plat en un geste circulaire, machinal,
presque réconfortant.
Non,
ce ne peut être…
Puis,
lancée à conter ses rêves d’aventure, elle reprend le récit de
ses ambitieuses pérégrinations.
La
mer, et pourquoi ne pas poursuivre en prenant le large, traverser le
Pacifique, déployer les voiles d’un bateau blanc en compagnie de…
de qui au fait ??
Une
sourde inquiétude s’insinue en elle, lui enserrant la gorge.
Elle
s’imagine seule sur un rivage ou en mer, admirant une pleine lune
laiteuse, énorme envahissant le ciel nocturne.
Encore
ces images idiotes, d’un romantisme imbécile.
Non,
ce ne peut être…
Deuxième
tournée de bière. Une blonde, fraîche et dorée, comme elle.
Elle
d’habitude ! Ceci-dit, ce n’est pas le cas ce soir. Ses mèches
claires s’échevellent, indisciplinées. Son teint est plutôt
blême, les yeux perdus.
L’instant
d’après le regard flou, elle n’est plus là.
Que
se passe-t-il ?
Impalpable,
invisible mais tellement présente, une masse noire stagne au-dessus
d’elle.
Elle peine à la contenir, à l’ignorer.
Vivement
elle poursuit son discours d’évasion le visage fermé.
L’arrivée
à San-José au Costa Rica puis un périple en voiture de location
droit vers le sud. Elle ne s’égaie même pas à la perspective
d’une baignade dans l’océan.
La
soirée s’étire en gris. Se prolonge en songe.
Enfin,
elle s’effondre, le visage dans les mains, recroquevillée sur le
bar, entre les bouteilles vides.
Et
d’un murmure :
Je
suis enceinte !
Elle
poursuit son monologue.
-
C’est pas possible, pas maintenant, je ne peux pas ! Je dois
partir.
Parle-t-elle
de l’instant présent ou de ses projets ?
Elle
ne se sent pas prête, ne pense pas l’être un jour, d’ailleurs.
Puis,
elle nuance son discours, trouve que c’est génial un petit enfant,
mais c’est pas pour elle.
Enfin,
la grossesse, c’est vite dit, mais ce n’est pas une partie de
plaisir quoiqu’en disent ses amies. Et puis beau ! non, c’est
moche un nouveau-né.
De
toute façon, elle s’en fout, ce n’est pas la question.
Que
faire ! hein ? … Allez, une autre bière !
Elle
s’énerve, parle trop fort, crache sa panique.
Quant
à picoler, pourquoi pas ? Elle s’en fiche, elle n’en veut pas…
de ce … truc… qui lui pousse dans le ventre, la prend en otage.
Elle
se sent prisonnière, ne peux même pas s’enfuir pour échapper à
cette évidence.
Elle
aimerait courir, laisser sur place son présent et ce fardeau.
Son
passé aussi et ce moment de faiblesse qui lui colle à la peau, aux
os, l’obsède.
Ce
poids sur le cœur, sur sa poitrine, elle l’imagine même ici, là,
dans mon ventre.
C’est
une angoisse pressante, pesante, un boulet sous lequel elle va
s’écrouler.
Elle
insulte son corps et ses besoins viscéraux, cette propension à se
dupliquer, cet organisme grouillant qu’elle n’a pas su contrôler.
Sa
diatribe l’a un peu calmée.
Pantelante,
son regard chavire, un rictus, non ! un semblant de sourire éclaire
sa rêverie, adoucit sa colère et son désarroi. Tous ces sentiments
défilent sur son visage.
A
quoi pense-t-elle ?
- Un médecin pour une ordonnance d’IVG.
Ou
pas ? À nouveau égarée, cherchant son propre assentiment.
- Il
serait beau cet enfant.
L’image
la plus perturbante. Celle qui ne devait pas émerger.
Hystérique,
en dépit des clients attablés non loin, elle s’injurie, se traite
de pauvre conne et continue de vociférer en s’échappant dans la
nuit.
Elle
n’est pas loin, en train de rendre ses bières, pliée en deux
derrière une voiture.
La
violence de sa réaction laisse supposer que sa détermination est
moins ancrée en elle que le fœtus qu’elle porte.
Elle
gémit doucement, assise sur le trottoir. Se balance d’avant en
arrière, les bras serrés contre son torse, lève la tête.
Son
nez, ses yeux coulent, elle bave. Elle se trouve lamentable.
D’autres
pensées perturbent sa conscience, sa raison prend un autre chemin :
Elle
pense ne pas pouvoir faire ça, ça lui fait peur, ce serait pire.
C’est
tuer tout de même.
Rien
que ce mot « a v o r t e m e n t » elle en est malade. Ce
mot est horrible. Elle ne veut pas subir cette violence dans mon
corps, ni dans ma tête… ni sur. Lui.
Elle
déambule dans la ville déserte, ses sentiments comme compagnon.
Elle
pense à lui, se remémore leur dernière rencontre et la fin de
cette passionnante relation. Elle n’envisage pas le contacter.
Ou,
peut-être, oui. L’informer au moins… ou pas, ça servirait à
quoi ?
Elle
sait qu’elle a encore un peu de temps avant de se décider
vraiment….
Se
projette dans l’avenir, c’est la fin de sa vie pense-t-elle en
reniflant et pleurant de plus belle.
Ou
le début d’une autre plutôt.
Elle
a peur d’être mauvaise. Mauvaise mère, ou mauvaise fille.
Mauvaise tout court. Elle craint de regretter, une chose ou l’autre.
Une décision ou l’autre… est-elle capable de l’aimer cet
intrus ?
Pourquoi
ne l’aimerait-elle pas ? Après tout !
Nouvelle de Marie Burel
Peinture "Le bibloquet" de J-B Valadié
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