samedi 28 mars 2020

L'intrus, de Marie Burel


Quel est ce poids qui tiraille ses seins ? Ces deux petits globes, encore menus.
Pourquoi cette douleur, cette angoisse diffuse. Discrètement, les bras croisés au-dessus du comptoir, ses mains en coupe épousent leurs arrondis.

Ambiance feutrée dun bar de nuit.

Elle parle de ses futurs voyages, un jour prochain.
Non, elle ne sait pas quand.
Où ? l’Amérique Latine et plus loin encore, pourquoi pas le tour du monde.

La terre, cette sphère, cette rondeur, notre mère à tous.

Interloquée, soudain elle reste silencieuse.
Non, ce ne peut être…

Elle ne se comprend plus. Des pensées insidieuses viennent et reviennent sans cesse vers des images de plénitude. Des sensations étranges, inhabituelles.
Un coussin de plumes, une écharpe de laine, Une odeur d’eau de toilette, un baiser dans le cou.
Une éponge gorgée d’eau tiède et savonneuse, le bruissement d’un envol de tourterelles…

Toujours muette, parmi le caquetage alentour, sa main gauche se relâche, descend, caresse son ventre plat en un geste circulaire, machinal, presque réconfortant.
Non, ce ne peut être…

Puis, lancée à conter ses rêves d’aventure, elle reprend le récit de ses ambitieuses pérégrinations.

La mer, et pourquoi ne pas poursuivre en prenant le large, traverser le Pacifique, déployer les voiles d’un bateau blanc en compagnie de… de qui au fait ??

Une sourde inquiétude s’insinue en elle, lui enserrant la gorge.
Elle s’imagine seule sur un rivage ou en mer, admirant une pleine lune laiteuse, énorme envahissant le ciel nocturne.
Encore ces images idiotes, d’un romantisme imbécile.
Non, ce ne peut être…

Deuxième tournée de bière. Une blonde, fraîche et dorée, comme elle.
Elle d’habitude ! Ceci-dit, ce n’est pas le cas ce soir. Ses mèches claires s’échevellent, indisciplinées. Son teint est plutôt blême, les yeux perdus.
L’instant d’après le regard flou, elle n’est plus là.

Que se passe-t-il ?
Impalpable, invisible mais tellement présente, une masse noire stagne au-dessus d’elle. Elle peine à la contenir, à l’ignorer.
Vivement elle poursuit son discours d’évasion le visage fermé.
L’arrivée à San-José au Costa Rica puis un périple en voiture de location droit vers le sud. Elle ne s’égaie même pas à la perspective d’une baignade dans l’océan.
L’étincelle qui l’anime habituellement à l’évocation de ses vagabondages est absente.

La soirée s’étire en gris. Se prolonge en songe.

Enfin, elle s’effondre, le visage dans les mains, recroquevillée sur le bar, entre les bouteilles vides.
Et d’un murmure :
Je suis enceinte !

Elle poursuit son monologue.
- C’est pas possible, pas maintenant, je ne peux pas ! Je dois partir.
Parle-t-elle de l’instant présent ou de ses projets ?

Elle ne se sent pas prête, ne pense pas l’être un jour, d’ailleurs.
Puis, elle nuance son discours, trouve que c’est génial un petit enfant, mais c’est pas pour elle.
Enfin, la grossesse, c’est vite dit, mais ce n’est pas une partie de plaisir quoiqu’en disent ses amies. Et puis beau ! non, c’est moche un nouveau-né.
De toute façon, elle s’en fout, ce n’est pas la question.
Que faire ! hein ? … Allez, une autre bière !
Elle s’énerve, parle trop fort, crache sa panique.
Quant à picoler, pourquoi pas ? Elle s’en fiche, elle n’en veut pas… de ce … truc… qui lui pousse dans le ventre, la prend en otage.
Elle se sent prisonnière, ne peux même pas s’enfuir pour échapper à cette évidence.
Elle aimerait courir, laisser sur place son présent et ce fardeau.
Son passé aussi et ce moment de faiblesse qui lui colle à la peau, aux os, l’obsède.
Ce poids sur le cœur, sur sa poitrine, elle l’imagine même ici, là, dans mon ventre.
C’est une angoisse pressante, pesante, un boulet sous lequel elle va s’écrouler.
Elle insulte son corps et ses besoins viscéraux, cette propension à se dupliquer, cet organisme grouillant qu’elle n’a pas su contrôler.

Sa diatribe l’a un peu calmée.

Pantelante, son regard chavire, un rictus, non ! un semblant de sourire éclaire sa rêverie, adoucit sa colère et son désarroi. Tous ces sentiments défilent sur son visage.

A quoi pense-t-elle ?

- Un médecin pour une ordonnance d’IVG.
Ou pas ? À nouveau égarée, cherchant son propre assentiment.

- Il serait beau cet enfant.

L’image la plus perturbante. Celle qui ne devait pas émerger.

Hystérique, en dépit des clients attablés non loin, elle s’injurie, se traite de pauvre conne et continue de vociférer en s’échappant dans la nuit.
Elle n’est pas loin, en train de rendre ses bières, pliée en deux derrière une voiture.

La violence de sa réaction laisse supposer que sa détermination est moins ancrée en elle que le fœtus qu’elle porte.

Elle gémit doucement, assise sur le trottoir. Se balance d’avant en arrière, les bras serrés contre son torse, lève la tête.
Son nez, ses yeux coulent, elle bave. Elle se trouve lamentable.
D’autres pensées perturbent sa conscience, sa raison prend un autre chemin :

Elle pense ne pas pouvoir faire ça, ça lui fait peur, ce serait pire.
C’est tuer tout de même.
Rien que ce mot « a v o r t e m e n t » elle en est malade. Ce mot est horrible. Elle ne veut pas subir cette violence dans mon corps, ni dans ma tête… ni sur. Lui.

Elle déambule dans la ville déserte, ses sentiments comme compagnon.
Elle pense à lui, se remémore leur dernière rencontre et la fin de cette passionnante relation. Elle n’envisage pas le contacter.
Ou, peut-être, oui. L’informer au moins… ou pas, ça servirait à quoi ?

Elle sait qu’elle a encore un peu de temps avant de se décider vraiment….
Se projette dans l’avenir, c’est la fin de sa vie pense-t-elle en reniflant et pleurant de plus belle.
Ou le début d’une autre plutôt.
Elle a peur d’être mauvaise. Mauvaise mère, ou mauvaise fille. Mauvaise tout court. Elle craint de regretter, une chose ou l’autre. Une décision ou l’autre… est-elle capable de l’aimer cet intrus ?
Pourquoi ne l’aimerait-elle pas ? Après tout !


Nouvelle de Marie Burel

Peinture "Le bibloquet" de J-B Valadié


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