mercredi 15 janvier 2020

Ils sont partis jeunes dans le matin, d'Edwige Biancarelli


Ils sont partis jeunes dans le petit matin, lancés sur le chemin, le seul qui mène de chez eux à la colline, clairsemée comme un dessin d’enfant. Un ciel vaste où la lune n’a pas encore quitté le soleil tout frais.
Le ciel entier dans leur poche.
La vallée pour eux seuls, ils sourient au couple de milans qui les rejoint bientôt, à vrai dire dès qu’ils commencent à grimper sur le coteau car ces rapaces ne craignent pas la basse altitude. Ils planent lentement au dessus de tout et pour se relancer, donnent de temps en temps un léger battement d’ailes, donnant à voir leur longue queue en forme de triangle, l’équilibre parfait. Sachant leur nid toujours proche, construit sur un olivier isolé dans toute sa superbe, ils peuvent ondoyer amoureusement en toute sérénité. Quand ils virevoltent à l’opposé c’est pour mieux se rejoindre et ils se posent seulement quand ça leur chante, une fois qu’ils ont joué à pousser leur cri aigu. Eux pendant ce temps continuent de grimper, ils ne sont pas chargés, c’est juste un tour d’une demi- journée. Lui s’arrête souvent car il ne marche pas aussi souvent qu’il le souhaiterait, son corps le lui rappelle. Il en profite pour examiner les endroits remués, vérifier la couleur des nuages des montagnes alentour, craignant toujours un orage déloyal… Il la regarde maintenant courir et rire, imitant leurs milans et ouvrant grand ses bras pour retrouver leur plané. Elle a tournoyé sur place et crié - Je fais très bien la corneille, écoute ! Elle se pose enfin, sur une pierre, pour elle une parmi d’autres, juste bien plate et assez large pour l’accueillir. Elle la sent douce et pourtant très froide alors elle rêve, maintenant lascive, d’un câlin pour la réchauffer. - Une pierre de couverture lui rappelle-t-il, pour tenir ces murets de pierres sèches, que son propre grand père a construit il y a bien longtemps, même s’il doit préciser que oui, tout au long de ce sentier, le muret a maintenant quasi disparu, de même que la maison là, en contrebas qu’il rêvait de restaurer un jour.
- Quelles ruines émouvantes, non ? ose-t- elle, mais c’est encore une maison lui répond-il, qui perpétue la mémoire de ceux qui ne sont plus, les énormes lentisques qui l’entourent en témoignent, et le four derrière le chêne vert pourrait encore fonctionner.
Ils se remettent silencieusement en route, il leur en reste peu à suivre pour atteindre le sommet de la colline. De là on peut embrasser une vue simple et grandiose : les côtes boisées, marient tous les verts possibles, pénétrés de lumières diffuses, vives ou argentées selon l’intensité du soleil et puis à leurs pieds, la grande oliveraie de la plaine. Tout en haut il y a un chêne liège démasclé et bien tordu, des enfants ont l’air d’y avoir commencé une cabane et de quoi s’asseoir. - C’est un poste ! lui rappelle-t-il, en riant parce qu’elle ne retient jamais ses histoires. Et de lui montrer pour la énième fois la battue possible à cet endroit : de là où ils se tiennent, dans le propre, on repère parfaitement le sanglier quand il sort du maquis, et tout près d’eux encore, il lui montre la trace des doigts d’un marcassin en y posant avec émotion ses propres doigts repliés. Mais déjà elle n’écoute plus ou plutôt elle boit ses paroles, fière de ses connaissances, séduite parce qu’il détient aussi bien les innombrables anecdotes des prouesses familiales que le savoir-faire du dépeçage de la bête jusqu’aux meilleurs secrets de cuisine... Elle voit surtout son regard profond qui la traverse, et que le soleil éblouissant l’oblige à plisser. Elle savoure le mouvement de ses mains qu’elle voudrait contre sa peau, et écoute son timbre de voix qui couvre les cigales maintenant bien réveillées.
La lumière de midi est si rayonnante qu’ils s’installent là pour un moment à savourer, ensemble pensent-ils, les parfums entêtants du thym qui cognent aux tempes. Assommés de leur montée, ils vont écouter les musiques du vent, pénétrés de fragrances indescriptibles, un mélange d’enfantin lavandin et d’amer romarin.
Ils savent. Qu’ils ne redescendront pas ensemble.
Ils laissent traîner leurs yeux sur le carré d’asphodèles tout près d’eux. A ce moment précis, même les cigales s’accordent une mini-sieste, reposante pour tous. Elle, observe d’abord le côté poireau de la célèbre plante. Amusée, elle s’allonge et se laisser vaincre par sa langueur. La chaleur la gagne dedans comme dehors, les mains dans ses cheveux pour ramener un peu d’ombre sur son visage, elle s’étire de tout son long, goûte au sol dur avec lequel elle sait pourtant faire corps et s’invente à présent l’étude précise de l’étrange longueur de la tige, en partant du sol donc : elle décide que cette hauteur doit exister pour faire durer le plaisir du spectacle, depuis la terre jusqu’au ciel, car enfin quand elle atteint les grappes de fleurs, elle est toujours agréablement étonnée de cette blancheur incroyable, une blancheur de jeune fille, d’autant plus touchée des striures de rose brun de femme qui les traversent.
Lui, pense aux combats que les mazzeri se livraient avec ces tiges de fleurs. A cet instant quand même, il regrette de ne pas avoir pris de quoi photographier. Il ferme un œil pour sa mise au point et puis non il veut une autre composition, il détourne la tête et recommence une magnifique prise en contre-plongée. Le déclencheur est silencieux, il s’empresse de ranger la photo fictive dans sa mémoire, où il reste peu de « propre ». Il aime particulièrement tirer au fusil ou prendre une photo, c’est toujours saisir une proie. Goûter les silences… Difficile quand les souvenirs s’invitent et le bercent démesurément, dans une stagnation pire que celle des marais salants de sa ville.
Auparavant quand leurs rêveries étaient dissemblables ce n’était que surprise joyeuse et débats sans fin.
La reprise du chant strident des cigales les réveille soudain de leur torpeur, elle lui sourit sans bouger, il viendrait tout contre elle, plongerait dans ses yeux comme avant, lui chuchoterait des mots à l’oreille qu’elle serait contente de ne pas comprendre, attentive seulement à son accent et à son souffle. Mais il se relève vivement, et parle de redescendre manger un bout - Tiens, tu savais que la racine de l’asphodèle est comestible ? Ils en rient bruyamment, plaisantent sur quelques recettes à publier dans un livre pour vegans puis ils rassemblent, chacun pour soi, leurs corps lourds et fatigués pour faire demi-tour. Il passe devant, toujours protecteur, même s’il ne se sent pas bien fort, il sait qu’il lui manque un « je ne sais quoi » et il est triste de savoir que toujours derrière, elle ne peut rien pour lui. Il accélère manquant de dévaler plusieurs fois la pente abrupte mais toujours il se relève, et continue de plonger plutôt que de descendre. Son cœur palpite au rythme de ses pensées les plus noires. Elle le suit, criant joyeusement qu’elle est immortelle comme ces fleurs qui ne fanent jamais et guérissent de tout, les immortelles. Elle le suit encore, trop attachée à son port d’attache. Pourquoi s’incline-t-il à descendre si vite ? Il est si près de son histoire ancestrale, et si loin de lui-même. « L’amertume de l’aigle abattu », lui a-t-il écrit un jour. Il se sent au bout d’un chemin. Elle ne comprend pas : ses racines à elles ne sont ni séculaires ni comestibles encore moins immobiles ! Elle ne veut pas y croire… mais elle sait qu’elle l’a perdu.

Nouvelle d'Edwige Biancarelli

Photographie de Véronique Levesque

1 commentaire:

  1. Quand le beau chemin vivant et odorant d’espoir croise le Chemin caillouteux de la vie et sépare les amoureux ... il en reste une très belle histoire d’amour

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