Il
n’avait pu s’esquiver cette fois. Pas sans risquer de révéler
son insensibilité quasi pathologique à l’expression picturale. Il
redoutait ce moment depuis le premier jour de leur rencontre, depuis
qu’il avait réussi à emballer cette fille incroyablement belle et
qu’elle lui avait dit avec une certaine fierté être étudiante en
histoire de l’art. Étouffant la bouffée d’angoisse que lui
inspirait cette révélation, il avait lancé d’un air convaincu:
génial, j’adore. De
ce jour, il attendait de se voir confondu – ce qui, selon lui,
était le destin de tout escroc amateur – et de recevoir de plein
fouet l’immense déception de celle auprès de qui il aurait aimé
passer les mois, voire les années suivantes. Il était persuadé
qu’elle ne supporterait pas cette double forfaiture de sa part,
celle de n’adhérer que trop mollement à la passion de sa vie, et
de lui avoir menti sur un sujet aussi crucial. C’est donc la mort
dans l’âme et la trouille au ventre qu’il avait fini par
accepter cette énième sollicitation de son amoureuse à
l’accompagner au Musée des Beaux-Arts, car bien qu’ayant
toujours vécu à Budapest il n’y avait plus remis les pieds depuis
une visite forcée en classe de sixième, et il aurait largement
préféré profiter du beau temps pour déambuler avec elle sur les
berges du Danube.
En
franchissant les épaisses colonnes qui dominaient le parvis du
musée, elle agrippa son bras et lui glissa à l’oreille qu’elle
allait lui présenter celui qui avait inspiré sa vocation
artistique. Il déglutit douloureusement.
Il
traversa les premières salles comme un automate, étourdi par la
profusion des œuvres exposées, se laissant mollement entraîner
vers la rencontre inéluctable. Il eut, en cet instant précis, la
détestable impression de rendre une première visite à un futur
beau-père. Il s’attendait à être jaugé, mais surtout redoutait
son propre jugement à l’égard de l’ancêtre dont il convoitait
la fille chérie. Et s’il ne l’aimait pas ? Pire ! S’il
n’en pensait rien.
Elle
s’arrêta soudain. D’une secousse au bras, elle le tira de
l’apparente torpeur où l’avait plongé ses spéculations
familiales. Son charmant sourire reflétait une confiance sans
bornes.
La
toile avait la taille d’une petite fenêtre.
Avec
une pointe d’emphase, elle fit les présentations. Diego
Velázquez, le Déjeuner de paysans. Il
regarda le tableau pour lequel il espérait encore, de toutes ses
forces, ressentir une ferveur spontanée.
La
scène était d’une banalité affligeante. Trois personnages, des
paysans donc, semblaient saisis en plein repas. Dinette
aurait été plus juste, tant la table était chiche. Il n’y
croyait pas une seconde. La nappe était trop blanche, leur mise bien
trop soignée, et même la salière – ou ce qu’il prit pour telle
– était somptueuse et semblait déplacée dans l’habitat
rustique suggéré par le titre. Aucune émotion esthétique n’étant
venue l’étreindre, il en voulut au peintre, de plus, d’une telle
insipidité dans le choix de son thème qu’il bafouait encore par
si peu de rigueur anthropologique. Une scène héroïque, au moins
spectaculaire, aurait fait son affaire, il se serait concentré sur
le côté épique qu’il aurait tenté d’exalter, s’appuyant sur
l’Histoire ou la mythologie pour feindre un intérêt, mais là…
la sobre réunion de ces trois bougres ne lui inspirait rien de rien.
Elle,
attendait, son regard lumineux effectuant d’incessants
allers-retours entre lui et l’œuvre, comme pour baliser la voie de
la révélation. L’air pénétré, il chercha ses mots et finit par
dire : je vais rester encore un peu pour
m’imprégner. Vas-y, toi, continue ta visite.
Elle était aux anges. Elle s’éloigna d’un pas léger vers la
salle suivante.
Resté
seul face au cadre il sentit monter en lui une colère absurde. Il en
voulait déjà au peintre ; il se mit à détester ses
personnages. Particulièrement celui attablé à gauche de la scène,
un homme d’âge mûr qui focalisait l’attention des deux autres
protagonistes. Le jeune homme pétrifié assis à l’opposé
semblait attendre un acquiescement de sa part, avec un pouce dressé
en point d’interrogation. Entre les deux, une nymphe craintive
versait précautionneusement du vin à l’ancien, avec une dévotion
que l’observateur jugea immédiatement excessive et déplacée. Il
lui semblait évident que les deux jeunes gens cherchaient à
amadouer l’autre, vraisemblablement obtus et sûr de son fait,
comme en témoignait sa main gauche qui martelait sa poitrine avec
autorité.
Il
recula d’un pas, embrassa la globalité de la scène, et n’eut
plus aucun doute. Ces jeunes gens s’aimaient. Le vieil acariâtre
ne pouvait être que le père abusif de la tendre beauté qu’il
s’acharnait à refuser à son prétendant. Son amertume se teinta
de compassion pour le jeune falot qui jamais ne pourrait trouver
grâce aux yeux d’un tel beau-père.
À
bonne distance, une inspiration soudaine lui fit masquer de sa main
le pouce implorant du jeune homme, ne laissant apparaître plus que
son poing fermé au-dessus de la table. Le ton s’était durci, la
dignité venait de changer de camp. Il était prêt, cette fois, à
l’abattre avec force sur la nappe paternelle pour faire valoir son
droit. Une détermination nouvelle se lisait sur ses traits, alors
que le vieux barbu accusait le coup.
À
cet instant, ayant achevé au galop la visite qu’elle connaissait
par cœur, elle arriva derrière lui sur la pointe des pieds et
déposa délicatement un baiser sur sa nuque. Lorsqu’il se
retourna, un sourire de revanche élargissait son visage. Nul être
au monde n’aurait assez de force pour s’opposer à un bonheur
qu’il estimait, pour la première fois, totalement légitime. Sa
décision était prise et aucun barbon tyrannique n’y mettrait de
veto. Alors, tournant ostensiblement le dos à Velázquez et à sa
piteuse tentative de déstabilisation, il mit un genou à terre et,
triomphant, l’invita à dîner.
J'ai craind un instant qu'il lui fasse sa fête au tableau de ce pauvre Velasquez. Mais c'est plus subtil. Merci.
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