lundi 2 mars 2020

Carnet de naufrage, de Dominique Leoni


Moi qui détestais les voyages et les mariages, voilà que le ciel me punissait en me faisant témoin de l’union civile et religieuse de ce lointain cousin dont nul ne se souvenait à part ma mère. La mariée avait fait le caprice de choisir un petit confetti au large des Seychelles comme écrin paradisiaque de leur amour. Un îlot plus qu’une île, où à peine posé le pied à terre, la chaleur et la foule, toutes deux aussi oppressantes, me firent m’enfermer rapidement dans la chambre climatisée de ce petit hôtel sur la plage. Après quelques heures à somnoler sur les draps frais, je décidai de m’aventurer au dehors et de découvrir les lieux. Plus je me promenais dans ces petites rues bondées de touristes en short et plus l’image de l’écrin paradisiaque se diluait dans ma tête. Partout des grues et partout des chantiers, et de là où je me trouvais, on ne voyait plus de la plage que les hautes extrémités des palmiers. De l’autre côté de la rue, des enfants jouaient sur les abords d’une construction. Je traversai en me faufilant au milieu des voitures collées pare-choc contre pare-choc et je m’approchai d’eux. Au milieu de ce qui semblait être les fondations d’un futur immeuble, avait été creusée une profonde excavation et plusieurs vieilleries dérisoires en avaient été sorties. Les enfants, tout heureux de leurs trouvailles, me montrèrent des morceaux de métal rouillé et quelques débris de bois. L’un d’eux tenait dans ses mains quelque chose qui ressemblait à un très vieux carnet que le moindre choc aurait pu réduire en poussière. L’objet attira tout de suite mon attention et je tendis à l’enfant un petit billet en échange de son trésor. L’affaire lui parut honnête ; il me donna le livre sans hésiter. En l’ouvrant délicatement, je vis que sur les premières pages étaient dessinées des figures ressemblant à de très anciens modèles de navires. Il y avait des chiffres aussi et des illustrations de cartes marines. Je décidai aussitôt de le regarder de plus près tranquillement dans ma chambre.
De retour à l’hôtel, je m’assis sur mon lit et j’ouvris le livre en commençant cette fois-ci par la fin. Les dernières pages étaient écrites de manière encore très lisible et plutôt que de vous rapporter les faits, je préfère vous les montrer, ainsi vous jugerez.
Jour 18 : Je me résous à écrire pour ne pas devenir fou. Jack a réussi à emporter un vieux bout de crayon et un carnet de bord dont il reste heureusement quelques pages vierges. En face de moi il y a l’arbre des jours comme nous l’avons surnommé avec Jack, enfin surtout moi car depuis quelques temps il parle de moins en moins. Chaque fois que le soleil décline au loin je taille une petite encoche dans l’écorce de ce pin que les alizés ont courbé, comme pour garder un lien avec le temps. Le seul lien possible, car ici le temps n’a plus de valeur. Les jours et les nuits se succèdent indifféremment si bien que j’ai souvent l’impression de revivre éternellement la même journée. Il y a maintenant presque trois semaines que Jack et moi nous sommes échoués sur ce petit morceau de terre et après avoir passé nos premiers jours ici à scruter l’horizon, nous avons vite compris qu’aucun bateau, ni aucune embarcation de quel que sorte que ce soit, ne passerait près de nous. Ni près ni loin d’ailleurs. Cette île semble être aux confins d’un monde, inconnu, que seuls mon compagnon d’infortune et moi-même avons eu le malheur de trouver. Notre vie ici est des plus misérables. Nous ne vivons pas, nous tentons de survivre. Par chance nous parvenons à attraper quelques poissons le matin quand la mer est calme et c’est bien là notre seul repas pour tout le jour. Afin de ne pas sombrer dans la folie et le désespoir, nous essayons de mettre à profit ces journées interminables pour construire un abri qui devient de plus en plus solide et pour affûter le bois de nos outils rudimentaires. Combien de temps resterons nous encore ici ? Que Dieu nous garde.

Jour 30 : Voilà trente jours que nous sommes prisonniers ici. Jamais l’enfer n’aura paru si merveilleux. Ce sable doré, cette eau limpide, ce soleil brûlant, toutes ces choses qui me faisaient rêver il y a encore quelques mois me donnent la nausée aujourd’hui. Notre état n’est pas brillant. Nous sommes très amaigris et la faim nous tenaille sans cesse. Le seul pantalon que je possède n’est plus qu’une loque en lambeaux raidis par le sel, et la peau de mon dos se détache chaque jour un peu plus en morceaux desséchés. Je suis sale, moite, mes cheveux sont semblables à du crin. Mais c’est Jack qui m’inquiète beaucoup. Depuis quelques jours il ne parle plus du tout. Il semble entendre quand je m’adresse à lui puisque ses yeux se tournent vers moi, mais son visage reste inexpressif. J’essaye de tenir bon pour lui, pour nous, je veux garder espoir. Seigneur aidez-nous.

Jour 46 : Je continue d’écrire pour me rappeler que je suis vivant. Mais peut-être qu’il n’en est rien. Jack a sombré. Il est toujours prostré dans ce mutisme inquiétant dont il ne sort que rarement pour pousser des hurlements. Il passe ses journées à dessiner d’étranges formes dans le sable et mes efforts pour le faire parler sont vains. Chaque fois qu’il crie, une terreur aveugle se lit dans ses yeux et je commence à me demander s’il n’aurait pas vu quelque chose sur cette maudite île. Comme un malheur n’arrive jamais seul, de terribles orages se sont abattus sur nous et notre abri a été en partie détruit. La mer déchaînée de ces jours-ci a rendu impossible la moindre prise de poisson. Aujourd’hui, alors que je m’étais aventuré dans l’intérieur de l’île pour espérer trouver quelques fruits au milieu de cette végétation étouffante, il m’a semblé être observé. J’ai eu le sentiment de ne pas être seul. Peut-être que la faim et le désespoir sont en train de me rendre fou.

Jour 57 : Jack a disparu. Mon Dieu aidez-moi. Envoyez-moi un ange comme vous avez envoyé à Paul lors de son naufrage, dans la Sainte Bible. Sauvez-moi comme vous l’avez sauvé lui. Je ne sais pas comment je trouve encore la force et la lucidité pour écrire. J’ai crié son nom tout le jour et pas de réponse. Hier soir il était à mes côtés comme toujours et je l’ai couché auprès de moi et attendu qu’il s’endorme comme je le fais tous les soirs. Ce matin il n’était plus là. Je tremble de terreur au moment où j’écris ces lignes. Le moindre cri d’oiseau me fait sursauter. Mais je ne veux pas perdre pied. Je ne veux pas sombrer à mon tour.

Jour 60 : Je suis maintenant certain que quelqu’un ou quelque chose se trouve sur cette île. J’entends des bruits étranges et les oiseaux sont silencieux. J’ai souvent l’impression d’être épié. Mes outils ont disparu. Mes pierres pour le feu, mon bâton pour pêcher, il n’y a plus rien. Et plus aucun signe de Jack.

Jour 62 : J’ai du mal à croire ce que je suis en train d’écrire et pourtant… Ce matin j’ai été réveillé par une odeur effroyable. Devant mon abri des milliers de mouches tournoyaient au-dessus du sable et recouvraient ce qui semblait être une charogne. En m’approchant je parvins à les faire fuir quelques secondes. La tête de mon pauvre Jack avait été déposée là, à même le sol. Sa peau était bleue et gonflée et ses cheveux collés par le sable et le sang séché. Ses lèvres avaient été dévorées de telle façon que ses dents étaient complètement dénudées. Je suis tombé à genoux pour hurler mais mes cris ont été étouffés par toute la bile qui remontait de mon estomac. Qu’est ce qui est arrivé à Jack ? Mes mains tremblent. Je n’arrive plus à réfléchir. Peut-être devrais-je en finir avant qu’il ne m’arrive la même chose ?

Jour 63 : Au moment où j’écris ces lignes je sais qu’elles seront les dernières. Il fait nuit et il pleut à torrent, et je sais que tout espoir est perdu. Il y a derrière moi des bruits étranges dans les herbes hautes. J’entends des rires et je sais que quelque chose se rapproche. Mais je ne me retournerai pas. Je ne veux pas voir. Je veux continuer à écrire et ne pas me retourner. Mes mains sont glacées et mon cœur explose dans ma poitrine. Mon Jack que t’ont-ils fait ? Je vais bientôt te rejoindre. C’est derrière moi, ils sont dans mon dos.

Qu’était-il arrivé à Jack et son ami ? Il fallait que je sorte de cette chambre. Je descendis dans la rue et je décidai d’attendre. Sans marcher, sans bouger, juste debout. Je sentais qu’il fallait que je laisse quelque chose d’invisible venir à moi, me traverser, pour espérer comprendre, peut-être. Autour de moi des milliers de touristes déambulaient en tenues légères et criardes. Leurs peaux moites me frôlaient. Leurs rires grossiers, leurs odeurs de crème solaire fondue dans la sueur, tout agressait mes sens. La rue était noyée dans un tumulte de voitures et d’éclats de voix en langues étrangères. Ces milliers de visages bronzés, hilares, distordus par l’expression d’un bonheur bon marché, tous différents et pourtant tous identiques, passaient à côté de moi. Tous foulaient le sol de cette île en essayant d’en aspirer le meilleur et tous la dévoraient un peu plus chaque jour. Des milliers. Comme des mouches.

Nouvelle de Dominique Leoni

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