De retour à l’hôtel,
je m’assis sur mon lit et j’ouvris le livre en commençant cette
fois-ci par la fin. Les dernières pages étaient écrites de manière
encore très lisible et plutôt que de vous rapporter les faits, je
préfère vous les montrer, ainsi vous jugerez.
Jour 18 : Je me
résous à écrire pour ne pas devenir fou. Jack a réussi à
emporter un vieux bout de crayon et un carnet de bord dont il reste
heureusement quelques pages vierges. En face de moi il y a l’arbre
des jours comme nous l’avons surnommé avec Jack, enfin surtout moi
car depuis quelques temps il parle de moins en moins. Chaque fois que
le soleil décline au loin je taille une petite encoche dans l’écorce
de ce pin que les alizés ont courbé, comme pour garder un lien avec
le temps. Le seul lien possible, car ici le temps n’a plus de
valeur. Les jours et les nuits se succèdent indifféremment si bien
que j’ai souvent l’impression de revivre éternellement la même
journée. Il y a maintenant presque trois semaines que Jack et moi
nous sommes échoués sur ce petit morceau de terre et après avoir
passé nos premiers jours ici à scruter l’horizon, nous avons vite
compris qu’aucun bateau, ni aucune embarcation de quel que sorte
que ce soit, ne passerait près de nous. Ni près ni loin d’ailleurs.
Cette île semble être aux confins d’un monde, inconnu, que seuls
mon compagnon d’infortune et moi-même avons eu le malheur de
trouver. Notre vie ici est des plus misérables. Nous ne vivons pas,
nous tentons de survivre. Par chance nous parvenons à attraper
quelques poissons le matin quand la mer est calme et c’est bien là
notre seul repas pour tout le jour. Afin de ne pas sombrer dans la
folie et le désespoir, nous essayons de mettre à profit ces
journées interminables pour construire un abri qui devient de plus
en plus solide et pour affûter le bois de nos outils rudimentaires.
Combien de temps resterons nous encore ici ? Que Dieu nous
garde.
Jour 30 : Voilà
trente jours que nous sommes prisonniers ici. Jamais l’enfer n’aura
paru si merveilleux. Ce sable doré, cette eau limpide, ce soleil
brûlant, toutes ces choses qui me faisaient rêver il y a encore
quelques mois me donnent la nausée aujourd’hui. Notre état n’est
pas brillant. Nous sommes très amaigris et la faim nous tenaille
sans cesse. Le seul pantalon que je possède n’est plus qu’une
loque en lambeaux raidis par le sel, et la peau de mon dos se détache
chaque jour un peu plus en morceaux desséchés. Je suis sale, moite,
mes cheveux sont semblables à du crin. Mais c’est Jack qui
m’inquiète beaucoup. Depuis quelques jours il ne parle plus du
tout. Il semble entendre quand je m’adresse à lui puisque ses yeux
se tournent vers moi, mais son visage reste inexpressif. J’essaye
de tenir bon pour lui, pour nous, je veux garder espoir. Seigneur
aidez-nous.
Jour 46 : Je
continue d’écrire pour me rappeler que je suis vivant. Mais
peut-être qu’il n’en est rien. Jack a sombré. Il est toujours
prostré dans ce mutisme inquiétant dont il ne sort que rarement
pour pousser des hurlements. Il passe ses journées à dessiner
d’étranges formes dans le sable et mes efforts pour le faire
parler sont vains. Chaque fois qu’il crie, une terreur aveugle se
lit dans ses yeux et je commence à me demander s’il n’aurait pas
vu quelque chose sur cette maudite île. Comme un malheur n’arrive
jamais seul, de terribles orages se sont abattus sur nous et notre
abri a été en partie détruit. La mer déchaînée de ces jours-ci
a rendu impossible la moindre prise de poisson. Aujourd’hui, alors
que je m’étais aventuré dans l’intérieur de l’île pour
espérer trouver quelques fruits au milieu de cette végétation
étouffante, il m’a semblé être observé. J’ai eu le sentiment
de ne pas être seul. Peut-être que la faim et le désespoir sont en
train de me rendre fou.
Jour 57 : Jack a
disparu. Mon Dieu aidez-moi. Envoyez-moi un ange comme vous avez
envoyé à Paul lors de son naufrage, dans la Sainte Bible.
Sauvez-moi comme vous l’avez sauvé lui. Je ne sais pas comment je
trouve encore la force et la lucidité pour écrire. J’ai crié son
nom tout le jour et pas de réponse. Hier soir il était à mes côtés
comme toujours et je l’ai couché auprès de moi et attendu qu’il
s’endorme comme je le fais tous les soirs. Ce matin il n’était
plus là. Je tremble de terreur au moment où j’écris ces lignes.
Le moindre cri d’oiseau me fait sursauter. Mais je ne veux pas
perdre pied. Je ne veux pas sombrer à mon tour.
Jour 60 : Je suis
maintenant certain que quelqu’un ou quelque chose se trouve sur
cette île. J’entends des bruits étranges et les oiseaux sont
silencieux. J’ai souvent l’impression d’être épié. Mes
outils ont disparu. Mes pierres pour le feu, mon bâton pour pêcher,
il n’y a plus rien. Et plus aucun signe de Jack.
Jour 62 : J’ai
du mal à croire ce que je suis en train d’écrire et pourtant…
Ce matin j’ai été réveillé par une odeur effroyable. Devant mon
abri des milliers de mouches tournoyaient au-dessus du sable et
recouvraient ce qui semblait être une charogne. En m’approchant je
parvins à les faire fuir quelques secondes. La tête de mon pauvre
Jack avait été déposée là, à même le sol. Sa peau était bleue
et gonflée et ses cheveux collés par le sable et le sang séché.
Ses lèvres avaient été dévorées de telle façon que ses dents
étaient complètement dénudées. Je suis tombé à genoux pour
hurler mais mes cris ont été étouffés par toute la bile qui
remontait de mon estomac. Qu’est ce qui est arrivé à Jack ?
Mes mains tremblent. Je n’arrive plus à réfléchir. Peut-être
devrais-je en finir avant qu’il ne m’arrive la même chose ?
Jour 63 : Au
moment où j’écris ces lignes je sais qu’elles seront les
dernières. Il fait nuit et il pleut à torrent, et je sais que tout
espoir est perdu. Il y a derrière moi des bruits étranges dans les
herbes hautes. J’entends des rires et je sais que quelque chose se
rapproche. Mais je ne me retournerai pas. Je ne veux pas voir. Je
veux continuer à écrire et ne pas me retourner. Mes mains sont
glacées et mon cœur explose dans ma poitrine. Mon Jack que
t’ont-ils fait ? Je vais bientôt te rejoindre. C’est
derrière moi, ils sont dans mon dos.
Qu’était-il arrivé à
Jack et son ami ? Il fallait que je sorte de cette chambre. Je
descendis dans la rue et je décidai d’attendre. Sans marcher, sans
bouger, juste debout. Je sentais qu’il fallait que je laisse
quelque chose d’invisible venir à moi, me traverser, pour espérer
comprendre, peut-être. Autour de moi des milliers de touristes
déambulaient en tenues légères et criardes. Leurs peaux moites me
frôlaient. Leurs rires grossiers, leurs odeurs de crème solaire
fondue dans la sueur, tout agressait mes sens. La rue était noyée
dans un tumulte de voitures et d’éclats de voix en langues
étrangères. Ces milliers de visages bronzés, hilares, distordus
par l’expression d’un bonheur bon marché, tous différents et
pourtant tous identiques, passaient à côté de moi. Tous foulaient
le sol de cette île en essayant d’en aspirer le meilleur et tous
la dévoraient un peu plus chaque jour. Des milliers. Comme des
mouches.
Nouvelle de Dominique Leoni
Nouvelle de Dominique Leoni
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