Nous étions tous réunis autour du
feu. Après cette journée longue et rocambolesque, on avait bien
besoin d'un peu de douceur. Je nous revois encore, coincés dans
cette carlingue d'enfer. Pour un peu on serait resté dedans. Il
avait fallu les cris et hurlements de Doug pour nous réveiller à
nous-mêmes. On l'aurait étranglé à cet instant-là, puisque tout
était de sa faute. Mais bon, il valait mieux lui donner la leçon de
sa vie dehors. Le pilote a dégoté le marteau prévu à cet effet.
Il a brisé la vitre et nous a fait sortir par l'avant de l'avion. Il
voulait nous faire porter les gilets de sauvetage mais on lui a dit
de bien nous regarder d'abord. Il s'est tu. On s'est jeté à l'eau
les uns après les autres. Trente-cinq artistes peintres, deux
hôtesses de l'air, le commandant de bord et son second, et Doug.
On avait échoué près d'une île.
L'avion avait réussi à surfer sur l'eau et se mettre à l'arrêt le
nez dans l'océan. Le commandant n'avait pas encore repris son
souffle qu'on était déjà au sec, les pieds dans le sable. Peter a
vomi, Craig a hurlé et Lucy a commencé à faire la maîtresse
d'école. Je n'aurais jamais soupçonné que cette plasticienne
hurluberlu ait été enseignante dans sa prime jeunesse. Elle a fait
le tour des rescapés en furie que nous étions et nous a assigné
des tâches, à chacun. Voilà trois semaines qu'on s'adressait pas
la parole, et là, subitement, on se retrouvait en summer
camp ! Gentiment on
suivait ses consignes. Elle nous a réquisitionnés, le commandant de
bord, Doug, Sanchez, Paula et moi. Venez, on va chercher de l'eau et
si possible quelque chose à se mettre sous la dent tant qu'il fait
jour.
L'île n'était pas bien grande, et
certes pas habitée non plus. Mais étrangement la plage menait à
une forêt qu'on aurait dit hantée. Elle s'ouvrait subitement sur
une clairière. Et de là on voyait un sommet. Lucy l'avait repéré
avant qu'on crache. Montagne est synonyme de rivière, et d'eau
douce. Oui, maîtresse lui ai-je répondu. Évidemment ça l'a fait
rire. Doug s'extasiait devant la beauté des paysages, se fatiguait,
avait envie de fumer sa clope. Le vrai boulet. Chacun son tour on
l'entraînait à sa suite. À toi de faire le babysitting, Paula, moi
j'en ai marre. Ok, Al. Allez, viens, Doug, on t'aime tu sais !
C'est à cet instant que je l'ai trouvé touchant. Il avait passé sa
vie à faire le babysitter avec nous, bande d'ingérables que nous
étions. Pour une fois on échangeait les rôles.
On l'a trouvée, la rivière. Et la
Lucy avait des gourdes dans son sac à dos. J'avais bien remarqué
son toc en voyage. La folle qui croit toujours qu'elle va manquer
d'eau à boire et de récipient. Son toc nous rendait bien service.
Et le clou de la journée a été la
partie de pêche improvisée. On va faire dévaler les truites. Toi
Doug tu te postes là-haut avec Sanchez et Paula. Vous les empêchez
de remonter dans le sens du courant. Vous les effrayez, qu'elles
viennent vers nous. Et là. Elle a sorti une toile roulée de son sac
à dos. Son deuxième toc. Peur d'être en manque de toile à
peindre. Elle a sacrifié sa toile pour nous. On a fait des petits
trous dedans et on s'en est servi comme filet de pêche. Chacun près
d'une rive, à tenir fort la toile. Les truites se cognaient contre
elle, s'agitaient. Le commandant, rusé, a plongé pour attraper le
centre de la toile et à nous trois on a remonté
le filet. On en était
venus à bien s'amuser. Ces trois semaines de galère, oubliées,
notre envie de ne plus jamais se voir ni même se croiser, balayée.
L'impensable s'était produit. La chose même que Doug avait voulu
obtenir. Sauf que cette fois il n'y avait ni caméra ni journaliste
ni internet pour diffuser le feuilleton télé !
Une fois redescendus on a fait le tour
des équipes. Les uns avaient innové des abris de fortune, bien
proches de cabanes douillettes. Les autres avaient pêché des
anguilles qui se trimbalaient entre la mer et les rus. Les derniers
avaient rapatrié les affaires sèches sorties in extremis de
l'avion. Ils avaient cueilli des baies, ils avaient récolté des
plantes aux vertus secrètes. Et la nuit était tombée. Et on
s'était regroupés autour du feu.
Oui, c'est étrange d'être réunis
ici, si cordialement, nous tous qui sommes des solitaires dans l'âme.
Il faut bien le dire, au départ,
j'avais trouvé l'idée de Doug exécrable, et je n'étais pas le
seul. Maintenant que tout était allé de travers on s'en
réjouissait, tous, sans exception. Trente-cinq artistes qui n'ont en
commun que leur galeriste de New York - ce sacré Doug - étaient en
train de chanter autour du feu. Le Doug, on le sait bien, il recule
jamais devant rien. Et là il avait fait fort, pire que d'habitude
encore. Il avait levé des fonds auprès de fondations du monde
financier. Une somme folle, dédiée au « développement de
l'art ». Ils nous offraient un voyage de trois semaines en
Europe. Nous ; tous ; ensemble. Vous imaginez, mettre
trente-cinq fortes têtes, farouches misanthropes, dans le même
avion, dans le même hôtel, dans la même ville, les mêmes
restaurants, les mêmes sorties et musées ? Et tout ce temps
accompagnés d'un journaliste et de son photographe. C'est simple, on
ne s'était pas adressé la parole une seule fois. On n'avait rien à
se dire, et se mettre en scène ensemble, honnêtement, c'était pas
notre truc. Ils n'ont rien obtenu de nous, comme entité groupée.
Alors il avait fallu qu'il y ait ce vol retour. Leur dernière
chance, pour rentabiliser l'investissement de départ. Un petit avion
rien que pour nous, truffé de micros et de caméras... Poussez les
peintres à partager leurs idées ; ils vont se fuir comme la
peste.
Mais.
Mais l'avion avait craché ! Ah,
ça !... Ce n'était pas prévu. Et c'est naufragés sur cette
minuscule île déserte qu'on s'est découverts.
C'est amusant finalement. Les hommes
civilisés qui font société dans leur quotidien ordinaire
s'entre-tuent et finissent mal, naufragés sur une île. Nous, en
revanche, plus asociaux les uns que les autres, détachés des
contingences matérielles en temps normal, on s'était organisés
comme des chefs. Répartition des tâches, partage équitable, une
pleine et entière confiance mutuelle, une entente douce et digne.
On s'est levés ce matin, frais et
reposés. Souriants et blagueurs. Puisque nous avions fini de veiller
aux urgences et d'assurer les nécessités premières, nous nous
sommes chacun remis au travail.
Chacun a cherché ses couleurs, ses
pinceaux improvisés, sa toile. Et moi qui ai toujours travaillé des
couleurs très vives, du figuratif systématique, voilà que je
n'aime plus que le noir. Dans cette grotte que j'ai découverte par
hasard je me suis mis à noircir les parois. De l'abstrait pur. C'est
lumineux. Je n'ai presque plus envie de rentrer chez moi, en ville, à
Brooklyn. Ici, la couleur est partout. Je n'ai plus qu'à créer du
lumineux et des reflets. Le noir seul, sublime, me suffit désormais.
Et j'ai même accepté de faire une place à Lucy dans ma grotte.
Qu'elle ait sa part de toile, grandeur nature.
Nouvelle de Yassi Nasseri
Peinture Henri Rousseau (Le Douanier Rousseau), L'innocence archaïque
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