(Vous pourrez lire cette nouvelle en langue corse, traduite par Marc Biancarelli, en cliquant ici)
- Un jour tu comprendras...
- Un jour tu comprendras...
Et les voilà qui posaient leur tasse
de thé et se levaient. Fin de la discussion, disaient-ils par cette
simple formule. Elle avait assisté à des débats houleux entre les
aînés de la famille, qui duraient des heures, et puis subitement
l'entre d'entre eux déclamait quelque vers de poésie ancienne. Tous
se taisaient alors, le regard dans le vague. Une longue minute se
passait et on les entendait dire, d'une seule voix, « après
tout, qu'en savons-nous ? » et le débat était clos. « Un
jour tu comprendras » était du même ressort que ces vers de
poésie. Elle le savait bien mais elle ne put s'empêcher de revenir
à la charge.
- C'est un mauvais film. Personne n'y
donnera jamais aucun crédit. Il n'est pas documenté, ni les
costumes ni les faits historiques ne sont fidèles à la réalité de
l'époque. Une bande dessinée adaptée en grand écran ; un
film d'action mal réalisé, au mieux haletant. Voilà tout ce que
c'est ce 300.
Il n'y a aucune raison de s'insurger comme vous le faites. Notre
dignité, notre honneur, la belle image de notre nation tachée,
piétinée... Vous délirez. Rien de tout cela n'est en cause.
- Allez, viens m'aider en cuisine, on
a pris le thé sans même débarrasser la table, ma chérie.
Et les uns et les autres de mettre
leurs manteaux, reprendre leurs sacs, sortir leurs clés de voiture
pour partir. Un déjeuner de famille, le dimanche, voilà tout ce que
c'était. Ils avaient vu un film qui venait de sortir. Ils s'étaient
tous énervés et maintenant ils se taisaient.
Aujourd'hui la scène lui revient.
Toutes ces années après. Elle se confronte de nouveau à cette
vieille rengaine. Les Perses
étaient des barbares. Il n'y avait qu'à voir le film 300
avait-elle entendu dire l'autre jour. Piètre référence mais citée
lors d'un cours d'histoire sur le monde antique ; et tous
avaient hoché la tête. Au
contact des mèdes ces tribus barbares avaient rencontré la
civilisation. Conquis par les grecs ils avaient été mis dans le
droit chemin.
Elle se rappelle son grand-père. Cet
homme doux à la voix envoûtante. En vrai conteur il réinventait
l'histoire narrée à chaque fois et il en riait aux larmes lui-même.
Il leur racontait l'Histoire aussi. Tous les matins, il sortait à
l'aube. Au kiosque du coin de la rue il achetait tous les journaux,
de tous les bords. Il rentrait, s'allongeait à même le tapis et
répandait tous ces canards autour de lui. Il les épluchait
longuement, le nez revêtu de ses petites lunettes professorales.
Puis il rangeait les lunettes, repliait tous les journaux. Sa sœur
et elle savaient que c'était le moment. Elles couraient s'installer
sur le tapis, tout contre lui. Baba-joon, raconte ! Et le voilà
qui réfléchissait quelques instants. L’œil brillant, le sourcil
froncé, il se demandait quelle bribe d'information valait la peine
d'être relatée. Et puis son visage s'éclaircissait. Son sourire
lui égayait les traits et il racontait. Une histoire. Avec des
monstres et des djinns, avec des éclairs et du tonnerre. Les deux
filles oubliaient que l'histoire était sortie du journal. C'était
de la poésie. C'était comme les après-midis où il était dans le
jardin et qu'il leur racontait l'histoire de la rose, de la grenade,
de la pêche et du jasmin. Les récits variaient avec les saisons.
Les histoires du matin s’accommodaient du quotidien.
Elle était allée à la librairie
après le cours d'histoire sur le monde antique. Elle avait trouvé
un épais volume qui retraçait
l'histoire de la Perse. Après tout, c'était peut-être vrai qu'ils
étaient des barbares. Il fallait s'instruire. C'est un français,
l'historien Pierre Briant qui avait consacré une bonne partie de sa
vie à démêler le vrai du faux. Les grecs ont créé cette science
qui se nomme Histoire. Hérodote, et Thucydide à sa suite, ont écrit
l'Histoire. Et leur version des faits est devenue l'unique source
d'information référente. Ce Pierre Briant a dû s'appuyer sur des
recherches archéologiques, des décryptages d'inscriptions et de
tablettes anciennes pour étayer son propos. C'était une grande
civilisation, la Perse, avec Cyrus le grand, les autres avant lui,
puis après, et ce dernier Darius vaincu par Alexandre. Bien avant
les guerres
médiques ils avaient
établi une société structurée, organisée ; ils avaient
conçu un calendrier sophistiqué, mis sur pied des armées dignes de
ce nom. Ce n'était pas un hasard si leur empire s'était étendu sur
un territoire aussi vaste que celui du futur empire romain.
Elle est assise face à ses enfants,
pensive.
- Pourquoi vous avez voulu devenir
historienne et journaliste, dites-moi ?
- Parce qu'il y en a marre des fake
news. Il faut énoncer des
faits avérés, consigner les événements historiques avec justesse.
M'enfin tu devrais être sensible à ces questions, maman. Nous on a
beau être nés ici, être des américains, on n'oublie pas que tu es
une iranienne, toi. Et regarde ce qu'on dit de ton pays natal. Tu
devrais être révoltée, remuer ciel et terre pour faire connaître
la vérité.
Elle a envie de leur dire « Vous
comprendrez un jour ». Ce déjeuner de famille vécu jadis est
présent à son esprit. Elle entend maintenant la parole silencieuse
des aînés ce jour-là. Bien-sûr
que tu as raison ma fille. Mais l'humanité est ainsi faite que la
raison ne l'emporte pas toujours.
Alors elle dit à ses enfants :
- Je vais vous raconter une histoire.
Mon grand-père autrefois lisait le
journal le matin et il nous racontait ensuite un des événements qui
y était détaillé. Un jour il a feuilleté tous les quotidiens,
lentement, attentivement, puis il les a relu plusieurs fois avant de
les replier et de nous transmettre la pépite du jour. C'était de la
science fiction, ce matin-là. Une dystopie avant l'heure. Je me
rappelle encore la nuit noire qu'il a commencé par nous dépeindre.
Les gens étaient terrés chez eux. Ils avaient peur. Ils voyaient la
maladie partout, ils la voyaient frapper à leur porte à tout
moment. Ils se méfiaient de leur voisin et de leur cousin. Et le
jour ne se levait pas. L'obscurité continuait de régner en force,
gagnant de sa superbe d'heure en heure. L'effroi faisait tomber les
plus faibles d'esprit. N'y tenant plus quelques uns décidèrent de
s'extirper de leur maison. Ils allèrent trouver leur vieille lampe à
pétrole, ensevelie sous des monceaux de poussière au fond du
cellier. Ils l'allumèrent, la prirent à la main, et poussant la
porte de leur logis ils firent quelques pas dans la rue. Puis
quelques pas encore et ils levèrent la tête. Les petites loupiotes
vacillantes étaient nombreuses. Si l'on avait eu une vue du ciel on
eût pu voir des centaines et des milliers, des millions de millions
de petites lumières percer le noir de jais qui couvrait la face de
la terre. Petit père, où
es-tu parti ? Soleil de notre cœur, où t'es-tu caché,
disaient-ils en chœur. Reviens,
lumière.
Nouvelle de Yassi Nasseri
Peinture de Mahmoud Farshchian "Crépuscule".
Nouvelle de Yassi Nasseri
Peinture de Mahmoud Farshchian "Crépuscule".
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire