mercredi 18 mars 2020

Les histoires de l'Histoire, de Yassi Nasseri

Et les voilà qui posaient leur tasse de thé et se levaient. Fin de la discussion, disaient-ils par cette simple formule. Elle avait assisté à des débats houleux entre les aînés de la famille, qui duraient des heures, et puis subitement l'entre d'entre eux déclamait quelque vers de poésie ancienne. Tous se taisaient alors, le regard dans le vague. Une longue minute se passait et on les entendait dire, d'une seule voix, « après tout, qu'en savons-nous ? » et le débat était clos. « Un jour tu comprendras » était du même ressort que ces vers de poésie. Elle le savait bien mais elle ne put s'empêcher de revenir à la charge.
-  C'est un mauvais film. Personne n'y donnera jamais aucun crédit. Il n'est pas documenté, ni les costumes ni les faits historiques ne sont fidèles à la réalité de l'époque. Une bande dessinée adaptée en grand écran ; un film d'action mal réalisé, au mieux haletant. Voilà tout ce que c'est ce 300. Il n'y a aucune raison de s'insurger comme vous le faites. Notre dignité, notre honneur, la belle image de notre nation tachée, piétinée... Vous délirez. Rien de tout cela n'est en cause.
- Allez, viens m'aider en cuisine, on a pris le thé sans même débarrasser la table, ma chérie.
Et les uns et les autres de mettre leurs manteaux, reprendre leurs sacs, sortir leurs clés de voiture pour partir. Un déjeuner de famille, le dimanche, voilà tout ce que c'était. Ils avaient vu un film qui venait de sortir. Ils s'étaient tous énervés et maintenant ils se taisaient.
Aujourd'hui la scène lui revient. Toutes ces années après. Elle se confronte de nouveau à cette vieille rengaine. Les Perses étaient des barbares. Il n'y avait qu'à voir le film 300 avait-elle entendu dire l'autre jour. Piètre référence mais citée lors d'un cours d'histoire sur le monde antique ; et tous avaient hoché la tête. Au contact des mèdes ces tribus barbares avaient rencontré la civilisation. Conquis par les grecs ils avaient été mis dans le droit chemin.
Elle se rappelle son grand-père. Cet homme doux à la voix envoûtante. En vrai conteur il réinventait l'histoire narrée à chaque fois et il en riait aux larmes lui-même. Il leur racontait l'Histoire aussi. Tous les matins, il sortait à l'aube. Au kiosque du coin de la rue il achetait tous les journaux, de tous les bords. Il rentrait, s'allongeait à même le tapis et répandait tous ces canards autour de lui. Il les épluchait longuement, le nez revêtu de ses petites lunettes professorales. Puis il rangeait les lunettes, repliait tous les journaux. Sa sœur et elle savaient que c'était le moment. Elles couraient s'installer sur le tapis, tout contre lui. Baba-joon, raconte ! Et le voilà qui réfléchissait quelques instants. L’œil brillant, le sourcil froncé, il se demandait quelle bribe d'information valait la peine d'être relatée. Et puis son visage s'éclaircissait. Son sourire lui égayait les traits et il racontait. Une histoire. Avec des monstres et des djinns, avec des éclairs et du tonnerre. Les deux filles oubliaient que l'histoire était sortie du journal. C'était de la poésie. C'était comme les après-midis où il était dans le jardin et qu'il leur racontait l'histoire de la rose, de la grenade, de la pêche et du jasmin. Les récits variaient avec les saisons. Les histoires du matin s’accommodaient du quotidien.
Elle était allée à la librairie après le cours d'histoire sur le monde antique. Elle avait trouvé un épais volume qui retraçait l'histoire de la Perse. Après tout, c'était peut-être vrai qu'ils étaient des barbares. Il fallait s'instruire. C'est un français, l'historien Pierre Briant qui avait consacré une bonne partie de sa vie à démêler le vrai du faux. Les grecs ont créé cette science qui se nomme Histoire. Hérodote, et Thucydide à sa suite, ont écrit l'Histoire. Et leur version des faits est devenue l'unique source d'information référente. Ce Pierre Briant a dû s'appuyer sur des recherches archéologiques, des décryptages d'inscriptions et de tablettes anciennes pour étayer son propos. C'était une grande civilisation, la Perse, avec Cyrus le grand, les autres avant lui, puis après, et ce dernier Darius vaincu par Alexandre. Bien avant les guerres médiques ils avaient établi une société structurée, organisée ; ils avaient conçu un calendrier sophistiqué, mis sur pied des armées dignes de ce nom. Ce n'était pas un hasard si leur empire s'était étendu sur un territoire aussi vaste que celui du futur empire romain.
Elle est assise face à ses enfants, pensive.
- Pourquoi vous avez voulu devenir historienne et journaliste, dites-moi ?
- Parce qu'il y en a marre des fake news. Il faut énoncer des faits avérés, consigner les événements historiques avec justesse. M'enfin tu devrais être sensible à ces questions, maman. Nous on a beau être nés ici, être des américains, on n'oublie pas que tu es une iranienne, toi. Et regarde ce qu'on dit de ton pays natal. Tu devrais être révoltée, remuer ciel et terre pour faire connaître la vérité.
Elle a envie de leur dire « Vous comprendrez un jour ». Ce déjeuner de famille vécu jadis est présent à son esprit. Elle entend maintenant la parole silencieuse des aînés ce jour-là. Bien-sûr que tu as raison ma fille. Mais l'humanité est ainsi faite que la raison ne l'emporte pas toujours. Alors elle dit à ses enfants :
-  Je vais vous raconter une histoire.
Mon grand-père autrefois lisait le journal le matin et il nous racontait ensuite un des événements qui y était détaillé. Un jour il a feuilleté tous les quotidiens, lentement, attentivement, puis il les a relu plusieurs fois avant de les replier et de nous transmettre la pépite du jour. C'était de la science fiction, ce matin-là. Une dystopie avant l'heure. Je me rappelle encore la nuit noire qu'il a commencé par nous dépeindre. Les gens étaient terrés chez eux. Ils avaient peur. Ils voyaient la maladie partout, ils la voyaient frapper à leur porte à tout moment. Ils se méfiaient de leur voisin et de leur cousin. Et le jour ne se levait pas. L'obscurité continuait de régner en force, gagnant de sa superbe d'heure en heure. L'effroi faisait tomber les plus faibles d'esprit. N'y tenant plus quelques uns décidèrent de s'extirper de leur maison. Ils allèrent trouver leur vieille lampe à pétrole, ensevelie sous des monceaux de poussière au fond du cellier. Ils l'allumèrent, la prirent à la main, et poussant la porte de leur logis ils firent quelques pas dans la rue. Puis quelques pas encore et ils levèrent la tête. Les petites loupiotes vacillantes étaient nombreuses. Si l'on avait eu une vue du ciel on eût pu voir des centaines et des milliers, des millions de millions de petites lumières percer le noir de jais qui couvrait la face de la terre. Petit père, où es-tu parti ? Soleil de notre cœur, où t'es-tu caché, disaient-ils en chœur. Reviens, lumière.

Nouvelle de Yassi Nasseri

Peinture de Mahmoud Farshchian "Crépuscule".

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