Lambert
regardait le tableau devant lui avec un sourire satisfait. Une larme
prit naissance à la commissure de son œil droit, avant de se mettre
à couler le long du masque d’argile qui préservait des regards sa
mâchoire décharnée, là où les plaies ne cicatrisaient jamais
vraiment.
L’homme
se rendit compte qu’il pleurait lorsque son menton se mit à
perler. Il ne s’en étonna pas tant ses souvenirs étaient vifs
dans son esprit… Calmement, il se remémorait la chronologie de ses
visites au musée.
Il
se souvenait de son invitation à l’inauguration, c’était au
musée du Louvre en mai 1937 : Otto Dix, artiste de génie
bafoué par l’Allemagne, réhabilité par la France. C’est, du
moins, ce que disait le carton. Les nazis avaient fait interdire
l’art qu’ils qualifiaient de « dégénéré » et Otto
Dix en faisait partie. Peu d’œuvres survécurent aux purges
hitlériennes, mais les rares rescapées avaient été récupérées
par les pays rivaux, trop contents de faire la démonstration d’une
prétendue supériorité culturelle. « De la propagande,
rien de plus. »
De
sa première visite, il avait été agacé par l’effervescence
ambiante. La quasi-totalité des invités étaient, comme lui, des
vétérans de la Grande Guerre et cette exposition ne fut au final
qu’un prétexte pour exacerber le patriotisme et le militarisme des
anciens soldats présents. Il était en décalage de tout cela car il
venait de le voir, ce tableau, et il en restait figé.
Il
n’aura suffi que de quelques heures pour que la petite foule se
lasse de l’art et décide d’abandonner Lambert à sa
contemplation silencieuse pour continuer ses diatribes enivrées dans
les brasseries attenantes. « À croire
qu’ils ont oublié la patience.
Le
poilu repensait à ces quatre années de boues qu’il avait subies
pour la patrie. La patience il lui en aura fallu. Si dans l’esprit
de ceux de l’arrière la guerre c’est Verdun, le chemin des
dames, les Ardennes, la Somme… Au front la guerre c‘était
l’attente interminable, la boule au ventre et la mort invisible, le
bruit ininterrompu des obus, aussi constant et régulier que les
battements du cœur.
Verdun,
le chemin des dames, les Ardennes, la Somme… Des noms qui résonnent
comme les Thermopyles, comme Gaugamèles, comme les batailles
mythiques de l’antiquité. Mythologique, comme l’Illiade et son
siège de Troie. Lui, Lambert, de celles-là, il n’en avait fait
aucune. Il avait bien commencé sa guerre en 14 pourtant, survécu à
la bataille du Donon et à celle d’Arras. « Rien
d’exceptionnel visiblement ».
À
Arras, les obus avaient, sous ses yeux, rasé la forêt de Maroeuil
en une demi-journée à peine. Lorsqu’il rentra chez lui,
l’industrie avait rasé pendant son absence la forêt attenante à
son quartier pour fabriquer des cercueils. Il ne douta pas qu’il ne
lui fallut également pas plus d’une demi-journée. Mais peut-être
l’un de ces arbres avait-il servit à la confection de ce tableau ?
Ce serait un maigre réconfort mais tout réconfort est bon à
prendre.
Lambert
se remémorait toutes ses visites, toujours pour se figer devant la
même œuvre. Il ne pouvait donner un nombre à ces passages, mais il
pouvait affirmer avec certitude que des vétérans de l’ouverture,
il n’en revit jamais aucun.
Le
musée était toujours plein de ces pseudo amateurs d’art qui ne
juraient que par la modernité. Le poilu aurait, lui, juré qu’aucun
n’avait connu les fusils. Que pendant qu’il perdait sa jeunesse,
puis son visage à trois mois de l’armistice, eux n’avaient
jamais cessé de faire la fête dans les cabarets restés ouverts à
Paris grâce aux taxis de la Marne…
Il
essayait de les ignorer comme ils l’ignoraient lui. Eux qui
semblaient trouver tant d’intérêt dans ce tableau : « sa
structure, sa composition, sa déconstruction des codes visuels et
esthétiques… ». Comment pouvaient-ils voir toutes ces choses
qui lui étaient invisibles ? Et ne pas le voir lui ?
Lui,
il y voyait la douleur, le souvenir du lieutenant lui demandant de ne
pas apparaître sur la photo de presse de son régiment afin de
préserver le public de ses cicatrices. Il y voyait aussi du
réconfort, des gueules-cassées représenté avec simplicité,
humains. « Des gens normaux quoi… »
Un
regard, une reconnaissance. C’était surtout pour ça les larmes,
au final.
Lambert
avait machinalement sorti l’arme de son blouson et la tenait,
calmement, depuis plusieurs minutes. Autour de lui, les visiteurs du
musée commençaient à paniquer et, au loin, on voyait le personnel
de sécurité qui accourait, pistolets aux poings.
Avant
que quiconque n’ait pu agir, l’homme s’était donné la mort.
Son corps gisait sur le marbre froid du musée, et du sang coulait
abondamment de sa tempe. On trouva dans son blouson son acte de
mobilisation, tamponné de la mention « apte au combat ».
La der des der l’était bien pour l’ancien poilu qui fut jeté en
novembre 1939 dans une fosse commune, un sourire satisfait au coin
des lèvres.
Nouvelle de Clément Parigi
Peinture, Les joueurs de skat, Otto Dix
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