« C’est paru dans
Il Messagero, monsieur Getty. Le monde entier reprend
l’information… ».
Tremblant, le secrétaire
venait de déposer un journal sur le bureau en chêne. Le titre,
« l’oreille coupée du petit-fils du milliardaire J.Paul
Getty envoyée à un quotidien italien », dévorait la
page. En arrière-plan, sans ménagement, dans la plus ostensible des
vulgarités, une photo de l’organe reposant dans un écrin de
papiers froissés.
« Madame Gail
essaie de vous joindre depuis une heure monsieur, elle dit qu’il
faut commencer les négociations sans plus tarder … ».
« Je vous remercie
Simon, vous pouvez disposer », l’interrompit le vieil homme.
Lorsque la porte fut
refermée, l’octogénaire se releva difficilement et alla se placer
devant la fenêtre de son bureau. La vue dégagée sur le parc de son
château de Sutton Place avait toujours eu le mérite de l’apaiser
dans les moments difficiles.
Gail.
Cela faisait plusieurs
jours que Getty refusait de prendre ses appels et de la recevoir. La
dernière fois qu’il avait vu la mère du petit, elle n’avait
cessé de pleurer et de renifler, agrippée à son onéreux costume,
et quand elle avait cessé ses larmoiements, c’était seulement
pour mieux l’invectiver et lui ordonner d’agir.
Des mois que son fils
avait été kidnappé en Italie par des membres de la ‘Ndrangheta.
Des mois que le magnat du
pétrole refusait de payer le moindre cent. Avec les derniers
évènements, les soixante-deux pièces de sa demeure ne sauraient
être suffisantes pour fuir la fièvre et l’angoisse de son
ancienne belle-fille.
Lorsqu’il avait appris
la nouvelle du kidnapping pendant le mois de juillet, le créateur de
la Getty Oil Company avait affirmé haut et fort qu’il ne verserait
pas un seul dollar de sa fortune.
Toute cette histoire
ressemblait à une mauvaise blague, une escroquerie adolescente pour
lui soutirer de l’argent. Et Gail, même s’il ne pouvait
désormais plus douter de sa terreur, restait pour lui une femme
quittée et humiliée par son mari, qui aurait su tirer avantage
d’une telle supercherie.
« Si je paie
maintenant, mes autres petits-enfants vont tous mystérieusement
commencer à se faire enlever ».
Son argent, ils le
voulaient tous. Avec de tels rapaces sous son toit, les mafieux
italiens étaient le cadet de ses soucis. Cette famille ne tenait
debout que par sa seule présence, muselée par un habile montage
financier qui les privait de sa fortune tant qu’il était encore de
ce monde.
Ses enfants, qu’il
n’avait pas élevés, pensaient-ils vraiment que l’on devient le
premier milliardaire en dollar de l’histoire, et surtout qu’on le
reste, en ne tenant pas ses nerfs ? Il savait ce qu’ils
pensaient tous, ce qu’ils disaient dans son dos. Avec l’enlèvement
de John Paul Junior, on lui avait renvoyé au visage son avarice.
L’installation d’une cabine téléphonique payante pour les
invités présents dans le domaine. Son absence lors de la maladie,
puis des funérailles, de son plus jeune fils Timothy. Souvent, le
soir, il repensait aux mots acerbes qu’il avait dit à son ex-femme
au décès de leur garçon de douze ans, lui reprochant les frais
médicaux qu’il avait jugé exorbitants pour l’enfant devenu
aveugle.
Elle avait également eu
le caprice de lui faire acheter un poney. Getty s’était assuré
qu’elle le payât de sa poche. « Un homme qui se vante
d’avoir fait un bon mariage est mauvais en affaires »,
aimait-il répéter.
Lorsqu’il avait investi
10 000 dollars dans ses premiers forages en 1914, ce qui l’avait
conduit deux ans plus tard à obtenir son premier million, il avait
eu de la chance.
En payant le droit
d’exploiter, pour soixante ans, les champs pétrolifères à la
frontière de l’Arabie Saoudite et du Koweit, Getty avait eu du
flair.
Il était un précurseur,
un homme d’affaire redoutable. Ils étaient peu nombreux les êtres
qui pouvaient prétendre que le monde avait eu un avant et un après
eux.
Et malgré tout ça, à
81 ans, il se voyait contraint d’abdiquer. L’aîné devait céder
alors qu’il s’était battu ardemment pendant la Grande Dépression
et qu’il s’était relevé encore plus solide et déterminé après
avoir été désavoué par son père. Le vieil homme serra les
poings.
Le déficit suscité par
la guerre du Vietnam affaiblissait tous les marchés, la guerre
froide répandait un voile brumeux sur le monde qui connaissait
depuis le mois dernier son premier choc pétrolier, la véritable
menace pour son empire. Cette instabilité le désarçonnait, lui, la
brute d’Oklahoma, dont l’un des fils s’était suicidé
quelques semaines plus tôt. Il avait tout surmonté, les faiblesses
de l’esprit comme les crises financières. Il pouvait tout perdre,
et on venait essayer de le saigner à blanc au pire moment.
John Paul se détourna du
paysage de la banlieue londonienne pour poser son regard sur la Une
du journal.
Il ne put réprimer un
frisson. Même s’il désapprouvait la vie de playboy italien que
menait l’adolescent, il était forcé d’admettre que c’était
celui qui lui ressemblait le plus. Lui aussi s’était tenu éloigné,
un temps, des affaires pour courir les filles, qu’il épousait et
quittait aussi vite, et les soirées arrosées.
Son gout pour les
mineures, il le conserverait jusqu’à son dernier souffle.
Il n’avait pas été un
bon père, non. Et un bon mari non plus. Même s’il avait renouvelé
l’expérience à plusieurs reprises, il n’en avait rien appris.
Maintenant que le monde avait les yeux braqués sur lui, attendant
avidement sa décision comme un chien un os à moelle, il devait
trouver une solution. John Paul Junior devait être libéré, mais sa
fortune devait en pâtir le moins possible.
Devant la photo de
l’oreille tranchée, il imagina la peur qui devait ronger son
petit-fils. La douleur, maintenant, qu’il lui avait inconsciemment
infligé en refusant de payer lors des premières sommations. La
perspective obsédante de la mort. Avait-il faim, froid ? En
plus de cette infâme mutilation, l’avaient-ils battu ?
Ces pensées se
bousculaient, mais il savait qu’elles ne décideraient pas pour
lui. Il n’y avait qu’une seule façon de s’en sortir ;
L’homme d’affaire devait choisir, et le grand-père devait être
muselé.
Quelques jours plus tard,
le magnat de l’or noir s’était définitivement imposé face aux
faiblesses du cœur.
« Comme nous
vous l’annoncions lors de nos titres, John Paul Getty Junior a été
relâché par ses ravisseurs après le paiement d’une rançon de 3
millions de dollars. L’histoire qui a tenu la planète en haleine
depuis maintenant 5 mois connait enfin un dénouement heureux.
Son grand-père, le
magnat du pétrole John Paul Getty, a en effet versé 2.2 millions de
dollars, soit la somme maximale qu’il pouvait faire défiscaliser,
comme il l’a lui-même confié, ainsi que 800 000 dollars sous
la forme d’un prêt remboursable, contracté par son fils, avec un
taux d’intérêt de 4% ».
Nouvelle d'Amalia Luciani
Peinture de Serena Singh
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