samedi 28 mars 2020

Avec les intérêts, d'Amalia Luciani


« C’est paru dans Il Messagero, monsieur Getty. Le monde entier reprend l’information… ».
Tremblant, le secrétaire venait de déposer un journal sur le bureau en chêne. Le titre, « l’oreille coupée du petit-fils du milliardaire J.Paul Getty envoyée à un quotidien italien », dévorait la page. En arrière-plan, sans ménagement, dans la plus ostensible des vulgarités, une photo de l’organe reposant dans un écrin de papiers froissés.
« Madame Gail essaie de vous joindre depuis une heure monsieur, elle dit qu’il faut commencer les négociations sans plus tarder … ».
« Je vous remercie Simon, vous pouvez disposer », l’interrompit le vieil homme.

Lorsque la porte fut refermée, l’octogénaire se releva difficilement et alla se placer devant la fenêtre de son bureau. La vue dégagée sur le parc de son château de Sutton Place avait toujours eu le mérite de l’apaiser dans les moments difficiles.
Gail.
Cela faisait plusieurs jours que Getty refusait de prendre ses appels et de la recevoir. La dernière fois qu’il avait vu la mère du petit, elle n’avait cessé de pleurer et de renifler, agrippée à son onéreux costume, et quand elle avait cessé ses larmoiements, c’était seulement pour mieux l’invectiver et lui ordonner d’agir.
Des mois que son fils avait été kidnappé en Italie par des membres de la ‘Ndrangheta.
Des mois que le magnat du pétrole refusait de payer le moindre cent. Avec les derniers évènements, les soixante-deux pièces de sa demeure ne sauraient être suffisantes pour fuir la fièvre et l’angoisse de son ancienne belle-fille.
Lorsqu’il avait appris la nouvelle du kidnapping pendant le mois de juillet, le créateur de la Getty Oil Company avait affirmé haut et fort qu’il ne verserait pas un seul dollar de sa fortune.
Toute cette histoire ressemblait à une mauvaise blague, une escroquerie adolescente pour lui soutirer de l’argent. Et Gail, même s’il ne pouvait désormais plus douter de sa terreur, restait pour lui une femme quittée et humiliée par son mari, qui aurait su tirer avantage d’une telle supercherie.
« Si je paie maintenant, mes autres petits-enfants vont tous mystérieusement commencer à se faire enlever ».
Son argent, ils le voulaient tous. Avec de tels rapaces sous son toit, les mafieux italiens étaient le cadet de ses soucis. Cette famille ne tenait debout que par sa seule présence, muselée par un habile montage financier qui les privait de sa fortune tant qu’il était encore de ce monde.
Ses enfants, qu’il n’avait pas élevés, pensaient-ils vraiment que l’on devient le premier milliardaire en dollar de l’histoire, et surtout qu’on le reste, en ne tenant pas ses nerfs ? Il savait ce qu’ils pensaient tous, ce qu’ils disaient dans son dos. Avec l’enlèvement de John Paul Junior, on lui avait renvoyé au visage son avarice. L’installation d’une cabine téléphonique payante pour les invités présents dans le domaine. Son absence lors de la maladie, puis des funérailles, de son plus jeune fils Timothy. Souvent, le soir, il repensait aux mots acerbes qu’il avait dit à son ex-femme au décès de leur garçon de douze ans, lui reprochant les frais médicaux qu’il avait jugé exorbitants pour l’enfant devenu aveugle.
Elle avait également eu le caprice de lui faire acheter un poney. Getty s’était assuré qu’elle le payât de sa poche. « Un homme qui se vante d’avoir fait un bon mariage est mauvais en affaires », aimait-il répéter.
Lorsqu’il avait investi 10 000 dollars dans ses premiers forages en 1914, ce qui l’avait conduit deux ans plus tard à obtenir son premier million, il avait eu de la chance.
En payant le droit d’exploiter, pour soixante ans, les champs pétrolifères à la frontière de l’Arabie Saoudite et du Koweit, Getty avait eu du flair.
Il était un précurseur, un homme d’affaire redoutable. Ils étaient peu nombreux les êtres qui pouvaient prétendre que le monde avait eu un avant et un après eux.
Et malgré tout ça, à 81 ans, il se voyait contraint d’abdiquer. L’aîné devait céder alors qu’il s’était battu ardemment pendant la Grande Dépression et qu’il s’était relevé encore plus solide et déterminé après avoir été désavoué par son père. Le vieil homme serra les poings.
Le déficit suscité par la guerre du Vietnam affaiblissait tous les marchés, la guerre froide répandait un voile brumeux sur le monde qui connaissait depuis le mois dernier son premier choc pétrolier, la véritable menace pour son empire. Cette instabilité le désarçonnait, lui, la brute d’Oklahoma, dont l’un des fils s’était suicidé quelques semaines plus tôt. Il avait tout surmonté, les faiblesses de l’esprit comme les crises financières. Il pouvait tout perdre, et on venait essayer de le saigner à blanc au pire moment.
John Paul se détourna du paysage de la banlieue londonienne pour poser son regard sur la Une du journal.
Il ne put réprimer un frisson. Même s’il désapprouvait la vie de playboy italien que menait l’adolescent, il était forcé d’admettre que c’était celui qui lui ressemblait le plus. Lui aussi s’était tenu éloigné, un temps, des affaires pour courir les filles, qu’il épousait et quittait aussi vite, et les soirées arrosées.
Son gout pour les mineures, il le conserverait jusqu’à son dernier souffle.
Il n’avait pas été un bon père, non. Et un bon mari non plus. Même s’il avait renouvelé l’expérience à plusieurs reprises, il n’en avait rien appris. Maintenant que le monde avait les yeux braqués sur lui, attendant avidement sa décision comme un chien un os à moelle, il devait trouver une solution. John Paul Junior devait être libéré, mais sa fortune devait en pâtir le moins possible.
Devant la photo de l’oreille tranchée, il imagina la peur qui devait ronger son petit-fils. La douleur, maintenant, qu’il lui avait inconsciemment infligé en refusant de payer lors des premières sommations. La perspective obsédante de la mort. Avait-il faim, froid ? En plus de cette infâme mutilation, l’avaient-ils battu ?
Ces pensées se bousculaient, mais il savait qu’elles ne décideraient pas pour lui. Il n’y avait qu’une seule façon de s’en sortir ; L’homme d’affaire devait choisir, et le grand-père devait être muselé.

Quelques jours plus tard, le magnat de l’or noir s’était définitivement imposé face aux faiblesses du cœur.

« Comme nous vous l’annoncions lors de nos titres, John Paul Getty Junior a été relâché par ses ravisseurs après le paiement d’une rançon de 3 millions de dollars. L’histoire qui a tenu la planète en haleine depuis maintenant 5 mois connait enfin un dénouement heureux.
Son grand-père, le magnat du pétrole John Paul Getty, a en effet versé 2.2 millions de dollars, soit la somme maximale qu’il pouvait faire défiscaliser, comme il l’a lui-même confié, ainsi que 800 000 dollars sous la forme d’un prêt remboursable, contracté par son fils, avec un taux d’intérêt de 4% ».


Nouvelle d'Amalia Luciani

Peinture de Serena Singh

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