mardi 24 mars 2020

Nenikekamen, de François Cucchi

Il avait rejoint les rangs de son armée, positionnée sur cette plage pour barrer la route à l’envahisseur barbare.
Que voulaient-ils ces hommes venus de l’autre côté de la mer ? Ils étaient si nombreux, leurs navires masquaient l’horizon. Ils avaient déjà soumis les cités du nord sans la moindre difficulté et à présent ils avançaient sur la somptueuse Athènes.
Quel était leur nombre, nul ne le savait, on racontait qu’ils asséchaient les cours d’eau lorsqu’ils se désaltéraient.

Il avait pris place avec ses compagnons, il était sur le flanc droit de la phalange. Les stratèges avaient été clairs, sur eux reposaient l’avenir de leur cité et de la Grèce. Bien que largement inférieurs en nombre ils ne devaient en aucun cas se laisser déborder.
Le port de son équipement lui était pénible, son armure, son casque, son bouclier et ses diverses protections pesaient lourd. Il se sentait si faible, ses jambes tremblaient à chaque pas, il ne trouvait pas son souffle, le moindre muscle de son corps était tétanisé.
L’armée athénienne campait ici pour empêcher le débarquement ennemi.

Lui, Philippidès le messager avait été envoyé quérir le soutien de Sparte la rivale.
Il s’était élancé quatre jours plus tôt au petit matin, quatre jours, une course contre le temps, une vie lorsque leur condition d’hommes libres devait se décider.

Hélios, sur son char doré envoyait des rayons qui lui brûlaient la peau.
Jamais il n’avait couvert une telle distance, courir toujours courir, marcher le moins possible et raccourcir les pauses.
Il aimait son pays. Avec ses montagnes et ses vallées la Grèce était enchanteresse. Il ne savait pas combien il en avait franchi.
La nuit tombée Séléné, resplendissante, avait illuminé le ciel nocturne de cette fin d’été pour lui permettre de mener à bien sa mission.

Hélios, quant à lui, avait largement entamé sa course céleste quand, sur une crête, il marqua une halte. L’ascension avait été difficile, il touchait au but, il le savait. Une petite pause avant de repartir mobiliser la meilleure armée de la péninsule.
Le soutien tant espéré d’Hermès, le messager des Dieux, se faisait attendre.
Il entendit jouer une flûte, un air envoûtant. Il se redressa, il était captivé, il quitta le chemin, s’avançant entre les arbustes.
Il était envahi par la sérénité, son pas était léger, comme s’il ne touchait plus le sol. Ce qu’il vit le stupéfia. Assis sur un rocher une créature jouait. Son instrument était composé de plusieurs tubes de roseaux taillés et disposés par ordres de taille, ils étaient maintenus entre eux par deux ligatures d’or. Il ne sembla pas remarquer la présence de Philippidès.
Mi-homme mi-bouc, son torse et ses bras étaient semblables à ceux d’un être humain, sa musculature était parfaite, il s’en dégageait une sorte de puissance brute, pure, il aurait fait pâlir le meilleur des guerriers Spartiates. En guise de jambes il possédait deux pattes arrière de bouc. Son visage était humain surmonté de cornes. Sa chevelure hirsute et sa longue barbe contribuaient à sa laideur mais il était majestueux, il dégageait une force dont Philippidès ne pouvait prendre la mesure.
La créature cessa de jouer. Sans même se retourner il s’adressa à lui.

Où cours tu Philippidès ?
Comment connais-tu mon nom ?
Tu ne sais donc pas qui je suis ? Vous les Athéniens m’ignorez depuis toujours, je me nomme Pan, Dieu des bergers, des pâturages et des bois.


Pan, jamais il n’avait eu connaissance de ce nom.
Pardonnez-moi Seigneur, mes ancêtres vous ont sans doute oublié. Je me rends à Sparte.
Je sais parfaitement où tu vas et pourquoi. Tu ne trouveras aucun secours là-bas, répands ma parole et mon culte à Athènes et tu auras un soutien bien plus grand que toute l’armée Spartiate.

Sur ces paroles il se remit à jouer cet air. Philippidès était enivré, sa vision se troublait et l’image du Dieu se dissipait.
Il se réveilla à même le sol près du rocher où il avait fait halte. Était-ce un songe ? La prophétie de cette divinité inconnue avait semé le doute en lui. Il ne s’était pas assoupi bien longtemps, Hélios n’avait que peu progressé dans la voûte céleste. Sans plus attendre il reprit sa course, son pas était léger, il atteignit Sparte à la tombée de la nuit.

Il fut conduit au Roi Cléomène lui-même. Jamais encore il ne s’était rendu dans la cité lacédémonienne. Elle était telle qu’elle lui avait été contée. Austère, l’architecture était des plus simples, l’ornement n’existait pas.
La cité était en fête, cependant les symboles militaires se trouvaient partout où il pouvait poser son regard. Les tenues, les airs qui étaient joués, les danses.
En attendant l’arrivée du Roi il put admirer une reproduction de l’arrivée des Héraclides, ancêtres des Spartiates. Des jeunes gens portaient un radeau sur lequel avaient pris place des guerriers. La scène était surréaliste, Philippidès fut ébloui par la stature de ces soldats.

Puis le Roi fit son apparition.
Il était âgé, mais de sa personne émanait une fougue que l’on ne retrouvait pas chez bon nombre de jeunes gens.
Cher ami nous ne pouvons rien pour toi.
Cette phrase résonna en lui avec le fracas d’un navire éventré par un éperon ennemi.
Ce que tu vois ici sont les Karneia, l’armée Spartiate n’entrera pas en guerre avant leur terme dans trois jours. Alors nous marcherons sur Athènes et nous enverrons ces barbares rejoindre leurs émissaires qui sont au fond de ce puits. Tout ce que je peux t’offrir ce soir sont un bon repas à ma table et le repos que tu mérites.

Il savait que la négociation serait vaine et acquiesça. Le sort d’Athènes serait scellé bien avant l’arrivée des renforts.
Il accepta l’offre du Roi.
La nouvelle du déferlement ennemi sur la Grèce s’était répandue et elle avait donné plus de vigueur aux protagonistes, une sorte de frénésie non dissimulée s’était emparée de la cité, ils célébraient les Karneia mais aussi leur départ au combat imminent.
Les Spartiates n’avaient que faire du destin de la Grèce, seule leur cité leur importait. Ils étaient si sûrs de leur force, pensaient-ils pouvoir venir à bout, seuls, de l’incommensurable puissance de l’armée perse ? Cléomène espérait-il la destruction d’Athènes pour avoir la main mise sur la Grèce toute entière ? Ils en étaient capables.

Pan avait donc dit vrai, la chaleur, sur le chemin du retour, l’assomma, il avait eu soif, il avait souvent marché.

Et la bataille s’engagea sur la plage de Marathon, il était spectateur, il entendait les chants de combat des Athéniens, ceux des barbares et déjà les premiers cris des mourants venaient se mêler aux exhortations. Le fer contre le fer, le fer contre le bois, le fer dans la chair. Ils priaient les Dieux, leur rappelant les sacrifices passés, il pria Pan, bien sûr il avait fait part de sa rencontre à ses compagnons.
La désorganisation des guerriers perses était évidente. Il pensa qu’une poignée d’hommes faisant front pour leur liberté valait mieux que des foules d’esclaves.
Ces hommes avaient été soustraits à leurs familles, avaient abandonné leur pays pour partir conquérir une terre de l’autre côté de la mer dans le but de satisfaire l’orgueil de leur Roi. Leur nombre jouait en leur faveur, ils possédaient dans leurs rangs des bêtes que les Grecs n’avaient encore jamais vues mais ils ne défendaient pas leurs femmes et leurs enfants restés à l’arrière, ils ne défendaient pas leur frère ou leur meilleur ami à leurs côtés dans l’assaut.
C’est ainsi que les hoplites grecs avancèrent sur les Perses au pas de course, sans cavalerie ni archers.
Leur formidable armement, le désir de porter des coups mortels et de soutenir jusqu’aux enfers n’importe quelle riposte mit l’armée perse en échec.
La phalange athénienne gagnait du terrain, repoussant l’ennemi dans la mer chargée de cadavres.

Voilà que l’envahisseur battait en retraite, la victoire fut éclatante, presque aisée.
Malgré toute l’ardeur des hoplites athéniens, seule une aide divine pouvait les avoir menés à un tel triomphe.
Le fracas des assauts laissa place aux cris de joie et aux chants de victoire.

Philippidès avait jeté toutes ses forces dans sa tâche, ils avaient résisté, ne s’étaient pas fait déborder. Mais elle n’était pas encore totalement achevée, lui le messager devait annoncer la nouvelle à Athènes. Porté par l’euphorie de la victoire il chemina à travers les monts tout le jour durant, Hélios, voilé, était doux. Il atteint l’Agora au crépuscule.
Il se dirigea vers le premier homme qu’il aperçut. Ses jambes tremblaient, il ne parvenait pas à réguler sa respiration, il avait froid, un voile blanc lui tombait devant les yeux. Terrassé par l’épuisement il s’effondra et lança dans un dernier souffle :

Nous sommes victorieux. Nenikekamen.


Nouvelle de François Cucchi

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