Le
secteur s’était vidé.
Comme
chaque jour à la même heure. Jamais Nathan ne pourrait se faire à
ce silence, assourdissant par sa soudaineté. Il savait ce que ça
signifiait, où ils avaient tous fui. Devant quoi ils étaient en
train de se prosterner.
Tels
des rats, ils avaient déguerpi pour rejoindre leurs abris de
fortune, faits d’à peu près tout ce qui ne pouvait être ni porté
ni mangé. Il était désormais seul au milieu de la décharge.
Il
irait, lui aussi. Il irait, même s’il essayait de se convaincre
que non. Chaque jour, il retardait le moment de rejoindre son
logement de fortune pour se mettre devant son écran. De quelques
minutes, pas plus. Peut-être le temps de rater la présentation, et
encore.
Il
irait, même s’il n’avait de cesse de répéter à qui voulait
l’entendre qu’il valait mieux que ce spectacle barbare.
Mais
il irait. Comme hier, et aussi sûr qu’il irait demain.
« Tu
te donnes des airs de grand con, mais moi je sais pourquoi t’attends
toujours avant de rentrer chez toi pour allumer le poste, lui
avait balancé Lenny. T’as honte, c’est
tout. T’oses pas dire que t’aime ça, alors t’attends que tout
le monde se barre. On est peut-être pas tous aussi cultivés que
monsieur, mais au moins on est honnêtes avec nous-mêmes ».
Piqué,
Nathan ne lui avait plus adressé la parole pendant une semaine.
Parce
qu’il avait raison, en partie. Qu’il puisse admettre qu’il
trouvait, lui aussi, une satisfaction dans ce show télé, le seul
auquel ils avaient tous accès, le rendait fou. Il disait haïr tous
ceux qui voulaient y participer, mais des sentiments contradictoires
lui rongeaient le ventre et le tenaient éveillés des nuits
entières.
Il
n’avait pas fait le deuil de l’homme qu’il était. S’il
devait admettre son intérêt pour cette comédie infâme, il en
crèverait. Que des hommes et des femmes puissent se rabaisser au
point d’être prêts à mourir sur cette chaîne de propagande
seulement dans l’espoir de manger de la viande, ou de gagner une
heure d’électricité en plus dans la semaine, il voulait se
persuader qu’il ne le comprenait pas. Le contraire serait admettre
la chute.
D’un
pas lent, et sans même s’en rendre compte, il avait parcouru les
quelques mètres qui le séparaient de son logement de fortune.
« Dès demain,
je boycott. Il faut bien que quelqu’un le fasse. Certains
suivront ».
Nathan
enfonça le bouton de sa télévision, le modèle le moins cher que
l’on puisse trouver. Le seul qu’il pouvait s’offrir depuis son
déclassement et son arrivée dans ce bourbier sordide.
Les
gradins de l’arène étaient pleins, comme toujours. Beaucoup
affirment que ceux qui y assistent n’ont pas le choix, qu’un beau
matin n’importe qui peut voir débarquer l’Ordre chez lui et se
faire embarquer pour admirer le spectacle. Nathan l’a entendu de
vive voix lui aussi, par un pauvre type affirmant y avoir été. Il
est bien tenté de le croire, d’une certaine façon cela rend la
chose un peu moins dégueulasse. Et puis, arrive toujours le moment
où ses compagnons partent à vive allure vers leurs écrans pour
qu’ils se remettent à douter de leur indignation.
De
toute façon, est-ce que l’on peut réellement feindre un tel
enthousiasme ? Le public déchaîné, là, sous leurs yeux,
salive-t-il plus à l’évocation du prix du jour ou à celle de la
mort quasi systématique de l’un des siens ?
La
présentation de l’épreuve était le moment crucial, celui où la
tension grimpait d’un cran, là où les hurlements et les
battements de pieds se confondaient dans un vacarme qui vibrait à
l’intérieur des poitrines.
Parmi
les classiques, on trouve les combats avec les monstres mécaniques
où les participants sont armés de lances comme s’ils préparaient
une danse funeste censée invoquer des temps oubliés. « C’est
d’un ringard », pensait Nathan.
Il
se souvenait particulièrement d’une fois où un lion de métal
avait broyé le bras d’une fille d’à peine 15 ans comme si
c’était un biscuit sec.
Mais
ils avaient déjà eu droit à ça en début de semaine, et Dieu sait
que pour que tout fonctionne encore après tant d’années, il faut
sans cesse apporter de la nouveauté, et ce avec un génie de
perversité que Nathan ne pouvait s’empêcher d’admirer. Ce qu’il
aimait, lui, c’était les épreuves inspirées d’expériences
sociales comme celles de Milgram ; de celles qui soulignent les
limites morales et non plus physiques.
Nathan
porta son attention sur le présentateur, Erling Falcone. En le
voyant, tous se sentaient insultés devant son immense sourire
aux dents parfaitement saines et trop blanches, et Nathan l’imaginait
encore plus dangereux que la bête qui avait brisé le bras de cette
gamine. Trop de choses dépendaient de cette bouche-là.
Il
n’avait pas entendu le début, mais quelque chose semblait avoir
changé dans l’attitude du public.
« .
. . C’est une chance exceptionnelle que nous
vous offrons là, compagnons. Nous travaillons sur ce projet depuis
des mois, et ça y est, après une recherche minutieuse, nous avons
les dix candidats qui inaugureront notre nouvelle arène ».
Nathan
se redressa et monta le volume.
« Avec
un potentiel plus que prometteurs, ils n’ont pourtant jamais tenté
nos épreuves. Cet excès de pudeur est désormais réparé. Pour la
première fois de notre histoire, c’est ici et maintenant, devant
vous, que nous allons contacter nos futurs champions pour les inviter
à nous rejoindre la semaine prochaine. Qui sait, l’un d’entre
eux est peut-être déjà là, dans notre public ? ».
Il
crut que son cœur allait sortir de sa poitrine.
« Restez
bien près de votre téléphone mes amis. Restez près de votre
destin ».
Un
silence de mort régnait dans les gradins. Tous se dévisageaient.
Fallait-il partir ? Ils ne pouvaient pas être choisis alors
qu’ils étaient là, si ? Et pour tous ceux qui les
attendaient à la maison ?
Nathan
avait le souffle coupé. Sans un bruit, d’un mouvement lent, il se
tourna vers la ligne sécurisée. Elle ne sonnait pratiquement
jamais, et impossible de communiquer d’une cabane à une autre.
« Des
paumés qui veulent nourrir leurs chiards, ça ne manque pas, non.
Ils savent bien que ce sont ces gens-là qui se battent. Ceux qui ont
quelqu’un, ceux qui en veulent plus ».
Il
se rassura un peu. Tu n’as rien, tu ne veux rien, ils le savent.
Rien d’intéressant là-dedans. Les mères qui viennent gagner
quelque chose pour leurs familles, les orphelins, ça, ça fait de
l’audience. Il rit nerveusement. Non, vraiment, aucun intérêt.
L’épreuve
du jour commença. Il s’était trompé, c’était encore un combat
avec les machines. Effectivement, ils avaient bien besoin de se
renouveler.
Nathan
se dirigea vers son réfrigérateur, encore amusé par la frayeur
qu’il s’était collée.
Il
saisit sa bière, accompagné par le bruit soudain d’une sonnerie
retentissante.
Nouvelle d'Amalia Luciani
Peinture Lin Weixiang
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