mardi 18 février 2020

Gloria victis, d'Amalia Luciani


Le secteur s’était vidé.
Comme chaque jour à la même heure. Jamais Nathan ne pourrait se faire à ce silence, assourdissant par sa soudaineté. Il savait ce que ça signifiait, où ils avaient tous fui. Devant quoi ils étaient en train de se prosterner.
Tels des rats, ils avaient déguerpi pour rejoindre leurs abris de fortune, faits d’à peu près tout ce qui ne pouvait être ni porté ni mangé. Il était désormais seul au milieu de la décharge.
Il irait, lui aussi. Il irait, même s’il essayait de se convaincre que non. Chaque jour, il retardait le moment de rejoindre son logement de fortune pour se mettre devant son écran. De quelques minutes, pas plus. Peut-être le temps de rater la présentation, et encore.
Il irait, même s’il n’avait de cesse de répéter à qui voulait l’entendre qu’il valait mieux que ce spectacle barbare.
Mais il irait. Comme hier, et aussi sûr qu’il irait demain.
« Tu te donnes des airs de grand con, mais moi je sais pourquoi t’attends toujours avant de rentrer chez toi pour allumer le poste, lui avait balancé Lenny. T’as honte, c’est tout. T’oses pas dire que t’aime ça, alors t’attends que tout le monde se barre. On est peut-être pas tous aussi cultivés que monsieur, mais au moins on est honnêtes avec nous-mêmes ».
Piqué, Nathan ne lui avait plus adressé la parole pendant une semaine.
Parce qu’il avait raison, en partie. Qu’il puisse admettre qu’il trouvait, lui aussi, une satisfaction dans ce show télé, le seul auquel ils avaient tous accès, le rendait fou. Il disait haïr tous ceux qui voulaient y participer, mais des sentiments contradictoires lui rongeaient le ventre et le tenaient éveillés des nuits entières.
Il n’avait pas fait le deuil de l’homme qu’il était. S’il devait admettre son intérêt pour cette comédie infâme, il en crèverait. Que des hommes et des femmes puissent se rabaisser au point d’être prêts à mourir sur cette chaîne de propagande seulement dans l’espoir de manger de la viande, ou de gagner une heure d’électricité en plus dans la semaine, il voulait se persuader qu’il ne le comprenait pas. Le contraire serait admettre la chute.

D’un pas lent, et sans même s’en rendre compte, il avait parcouru les quelques mètres qui le séparaient de son logement de fortune. « Dès demain, je boycott. Il faut bien que quelqu’un le fasse. Certains suivront ».
Nathan enfonça le bouton de sa télévision, le modèle le moins cher que l’on puisse trouver. Le seul qu’il pouvait s’offrir depuis son déclassement et son arrivée dans ce bourbier sordide.
Les gradins de l’arène étaient pleins, comme toujours. Beaucoup affirment que ceux qui y assistent n’ont pas le choix, qu’un beau matin n’importe qui peut voir débarquer l’Ordre chez lui et se faire embarquer pour admirer le spectacle. Nathan l’a entendu de vive voix lui aussi, par un pauvre type affirmant y avoir été. Il est bien tenté de le croire, d’une certaine façon cela rend la chose un peu moins dégueulasse. Et puis, arrive toujours le moment où ses compagnons partent à vive allure vers leurs écrans pour qu’ils se remettent à douter de leur indignation.
De toute façon, est-ce que l’on peut réellement feindre un tel enthousiasme ? Le public déchaîné, là, sous leurs yeux, salive-t-il plus à l’évocation du prix du jour ou à celle de la mort quasi systématique de l’un des siens ?
La présentation de l’épreuve était le moment crucial, celui où la tension grimpait d’un cran, là où les hurlements et les battements de pieds se confondaient dans un vacarme qui vibrait à l’intérieur des poitrines.
Parmi les classiques, on trouve les combats avec les monstres mécaniques où les participants sont armés de lances comme s’ils préparaient une danse funeste censée invoquer des temps oubliés. « C’est d’un ringard », pensait Nathan.
Il se souvenait particulièrement d’une fois où un lion de métal avait broyé le bras d’une fille d’à peine 15 ans comme si c’était un biscuit sec.
Mais ils avaient déjà eu droit à ça en début de semaine, et Dieu sait que pour que tout fonctionne encore après tant d’années, il faut sans cesse apporter de la nouveauté, et ce avec un génie de perversité que Nathan ne pouvait s’empêcher d’admirer. Ce qu’il aimait, lui, c’était les épreuves inspirées d’expériences sociales comme celles de Milgram ; de celles qui soulignent les limites morales et non plus physiques.

Nathan porta son attention sur le présentateur, Erling Falcone. En le voyant, tous se sentaient insultés devant son immense sourire aux dents parfaitement saines et trop blanches, et Nathan l’imaginait encore plus dangereux que la bête qui avait brisé le bras de cette gamine. Trop de choses dépendaient de cette bouche-là.
Il n’avait pas entendu le début, mais quelque chose semblait avoir changé dans l’attitude du public.
« . . . C’est une chance exceptionnelle que nous vous offrons là, compagnons. Nous travaillons sur ce projet depuis des mois, et ça y est, après une recherche minutieuse, nous avons les dix candidats qui inaugureront notre nouvelle arène ».
Nathan se redressa et monta le volume.
« Avec un potentiel plus que prometteurs, ils n’ont pourtant jamais tenté nos épreuves. Cet excès de pudeur est désormais réparé. Pour la première fois de notre histoire, c’est ici et maintenant, devant vous, que nous allons contacter nos futurs champions pour les inviter à nous rejoindre la semaine prochaine. Qui sait, l’un d’entre eux est peut-être déjà là, dans notre public ? ».
Il crut que son cœur allait sortir de sa poitrine.
« Restez bien près de votre téléphone mes amis. Restez près de votre destin ».
Un silence de mort régnait dans les gradins. Tous se dévisageaient. Fallait-il partir ? Ils ne pouvaient pas être choisis alors qu’ils étaient là, si ? Et pour tous ceux qui les attendaient à la maison ?
Nathan avait le souffle coupé. Sans un bruit, d’un mouvement lent, il se tourna vers la ligne sécurisée. Elle ne sonnait pratiquement jamais, et impossible de communiquer d’une cabane à une autre.
« Des paumés qui veulent nourrir leurs chiards, ça ne manque pas, non. Ils savent bien que ce sont ces gens-là qui se battent. Ceux qui ont quelqu’un, ceux qui en veulent plus ».
Il se rassura un peu. Tu n’as rien, tu ne veux rien, ils le savent. Rien d’intéressant là-dedans. Les mères qui viennent gagner quelque chose pour leurs familles, les orphelins, ça, ça fait de l’audience. Il rit nerveusement. Non, vraiment, aucun intérêt.
L’épreuve du jour commença. Il s’était trompé, c’était encore un combat avec les machines. Effectivement, ils avaient bien besoin de se renouveler.
Nathan se dirigea vers son réfrigérateur, encore amusé par la frayeur qu’il s’était collée.

Il saisit sa bière, accompagné par le bruit soudain d’une sonnerie retentissante.

Nouvelle d'Amalia Luciani

Peinture Lin Weixiang

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