vendredi 14 février 2020

Notre jour viendra, d'Amalia Luciani


« Matons dans le couloir ! ».
L’alerte se propageait dans le bloc comme une épidémie à chaque fois qu’un gardien passait devant une cellule. « Qu’il soit là pour distribuer le petit-déjeuner ou des baffes, peu importe, on prévient », répétait Sean lorsqu’ils partageaient encore la même geôle putride.

« Matons dans le couloir ! ».
Encore.
Kieran se redressa. Au vu de la progression, ça allait bientôt être son tour. À cette heure tardive, ils venaient remettre en place les matelas et les couvertures miteuses qu’ils enlevaient précautionneusement chaque matin. Il attrapa son pot de chambre, et se tint prêt.
Nu, comme tous ses camarades, il regarda un instant les marques laissées par Sean sur le mur recouvert d’excréments et de nourriture avariée. Au cœur de cet amoncellement puant attaqué, comme il l’était lui-même, par les vers, les mots que son ami avait tracés avec son doigt semblaient le guider dans cette nuit interminable.
« Notre jour viendra ».
S’il ne pouvait plus trop tarder, marmonna Kieran.
La clef tourna.
« Matons au fond du couloir ! » cria-t-il.
La porte s’ouvrit sur deux gardiens que les prisonniers de Long Kesh ne connaissaient que trop bien. Rapidement, il expédia le contenu de son pot hors de la pièce.
La masse odorante se répandit lentement entre leurs bottes et s’écoula sinueusement dans le couloir.
Sans un mot, O’Neill disparut quelques secondes et revint avec un frottoir. À grands mouvements énergiques, il repoussa les déjections vers l’intérieur puis, avec la parfaite coordination dont ils savaient faire preuve, Wilson envoya le matelas et la couverture poisseuse précisément là où la fange s’était déversée.
Kieran ne broncha pas. Les gardiens venaient une nouvelle fois de lui promettre une nuit sur une couche détrempée. Il ne les insulterait pas, il ne bougerait pas. Sa mère serait de parloir demain, et même s’il savait pertinemment qu’elle n’emmènerait pas son petit-fils avec elle pour des raisons évidentes d’hygiène, jamais Kieran ne pourrait abandonner cette possibilité. À chaque fois, il avance tête baissée, en se disant que lorsqu’il la relèvera, toujours le plus tard possible, son fils sera là, devant lui, posé sur les genoux de sa grand-mère.
Alors il ne dit rien, il ramasse la couverture et la passe sur ses épaules sans jamais quitter des yeux les surveillants.
« Ils nous voient comme des animaux, mais même les bêtes ne mangent pas au milieu de la merde. Pourtant, on a encore un truc qui nous différencie du gibier, un truc qu’ils ne pigeront jamais même dans 50 ans. On se bat pour quelque chose d’éternel, pour un État. Qu’est-ce qu’on peut bien représenter, nous, à côté de l’Irlande libre ? ».
Kieran s’endormit en repensant aux derniers mots de Sean et en écoutant la leçon de gaélique, récitée comme chaque soir par un de ses compagnons.

Le matin, sa mère était venue seule, bien sûr. Elle lui avait donné des nouvelles de ses amis, de ses sœurs, annoncé la mort des uns et le mariage des autres. Tous ces instants de vie quotidienne, de naissances ou de décès, lui semblaient inabordables. Sa mère disait toujours qu’elle donnerait félicitations ou condoléances de sa part, alors même que Kieran n’assimilait rien. Il connaissait ces gens, il comprenait qu’il devait éprouver quelque chose, mais certaines émotions ne franchissaient pas les grilles de Long Kesh.
Seules les arrestations de ses camarades suscitaient en lui une réaction, ou du moins un intérêt. Mais parler d’amour dans cet endroit semblait invraisemblable. Son quotidien et celui de ceux à l’extérieur était comme le jour et la nuit. Même si on leur offrait quelques instants d’aube et de crépuscule où ils se rencontraient, ils ne pouvaient tout simplement pas vivre réunis.
En partant, elle était parvenue à lui glisser un peu de tabac enroulé dans un morceau de plastique. Depuis qu’un détenu avait tenté de faire entrer un engin explosif dans un tube de dentifrice, les fouilles étaient devenues encore plus fréquentes et plus rudes. Et le dentifrice avait été interdit, tout comme le fait de se raser, ce qui aujourd’hui au moins lui permettrait de mettre à profit sa barbe répugnante et informe. Elle dissimulait à la perfection la bosse formée par le petit colis qu’il avait dans la bouche lorsqu’il arriva devant sa porte.
Une agitation inhabituelle régnait dans le bloc. Kieran vit arriver à l’autre bout du couloir une dizaine d’hommes en combinaisons blanches. Il tenta discrètement de bloquer le tabac entre ses dents afin de prévenir les autres, mais il fut violemment poussé à l’intérieur par deux gardes qui lui bloquèrent l’accès.
Il ne voyait plus rien, il n’entendait que des râles, des cris et des insultes.
Brutalement, l’avertissement ; « Ils nous enfument ! ».
Kieran tenta de s’élancer pour voir ce qui était en train de leur tomber dessus, mais un coup de matraque en plein front coupa net son élan. Allègrement, les matons lui bourrèrent le ventre de coups de pieds, emportant dans leurs va-et-vient des morceaux de fientes, d’urine et de pain rance qui lui éclaboussaient la bouche. Son petit ballot, qu’il avait presque avalé, jaillit de sa mâchoire et alla se coincer dans le tas d’ordure. Aveuglés par leur propre violence, Wilson et O’Neill ne le remarquèrent pas, grâce à Dieu.
Ils l’attrapèrent par les cheveux et le trainèrent hors du bloc.
Le contact avec l’eau glacée dans laquelle il fut jetée lui arracha un cri. Des mains sorties de toutes parts et armées de brosses métalliques lui lacérèrent le dos, les bras, les jambes, tandis que d’autres encore lui coupaient les cheveux. Comme pour la tonte d’un mouton, les grandes lames faisaient voler des touffes de poils auxquels étaient toujours accrochés des morceaux de son crâne. De douleur, il vomit une bile amère qui lui brula la gorge.
La crasse et le sang noircissaient l’eau, tandis qu’on hurlait à son oreille « chien d’Irlandais ».

Nouvelle d'Amalia Luciani

Photographie de Sébastien Van Malleghem



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