vendredi 21 février 2020

Une question de timing, d'Amalia Luciani


L’homme, assis face à eux, était impassible. Il remuait son thé, sans les quitter des yeux. Ils étaient là depuis une heure, et ils n’avaient pas avancé d’un pouce.
Le tableau, les joueurs de skat, qui trônait sur le mur derrière lui mettait les deux inspecteurs extrêmement mal à l’aise. Connaissant l’animal, il ne fallait pas douter de l’authenticité de l’œuvre.

- Il vous plaît, commandant ?
- Évidemment. Mais à dire vrai, mon intérêt se tourne plutôt vers le surréalisme. Dali, Magritte …
Frost remarqua la lueur quasi-imperceptible qui venait de s’allumer dans les yeux du vieux.
- Eh bien, je ne savais pas que l’on trouvait des férus d’art parmi vous. C’est … une bonne surprise.
- Sans même parler de la résonance historique de ce tableau, j’aime particulièrement la composition qu’Otto Dix en a fait. Ou plutôt, sa décomposition des corps. Ils sont assemblés comme un tas de vieilleries, désarticulés, maintenus à la table par des tubes.
Le vieux se redressa.
- Vous savez moi, ce que j’y ai vu ? Ce qui m’a fait l’acheter ?
Il le tenait.
- Son harmonie parfaite avec le reste du mobilier, sans doute ?
L’enquêteur pensa soudain que le vieux avait sans doute décoré son intérieur en fonction de ses tableaux, et non l’inverse.
- C’est leur partie de cartes, reprit-il sans même relever la remarque. On voit leurs jeux. C’est quelque chose qui m’a toujours servi, que ce soit dans ma vie de tous les jours ou dans le travail. Connaître et anticiper les mouvements des autres.
Il l’avait vu venir de loin. Ce sera donc l’attaque frontale.
- C’est pourtant votre travail sur les corps qui nous a amené ici, et non votre talent pour la belote.
- Beaucoup trouvent, au contraire, que c’est là que j’excelle, plaisanta-t-il.
Excédé, Frost sortit de sa poche un paquet de photos et les jeta à ses pieds.
- Nous sommes ici pour vos travaux clandestins, sur ces bricolages que vous auriez fait subir à des dizaines de personnes.
Le vieux avait ramassé les photos, et il les regardait, non, il les admirait, avec une intensité et une passion qui diffusaient autour de lui une aura indécente.
- Pourquoi, commandant Frost ?
Il fut surpris par la question, brève et inattendue.
- Vous admirez mon tableau, vous y êtes sensible. Vous avez évoqué le témoignage qu’il représente, toutes ces histoires tragiques. Ces bricolages, comme vous dites, ont pourtant rendu âme et dignité à tant de défigurés. Vous semblez aguerris, je ne vous ferais donc pas l’insulte de vous rappeler que les œuvres de monsieur Dix furent considérées par Hitler comme un art dégénéré et qu’il fut retiré de tous les musées allemands ? Les sensibilités, les évolutions de mœurs, les revirements pour coller à la morale en place sont autant d’œillères qui nous cachent beauté et progrès. Je ne vous apprendrai pas non plus, commandant Frost, que tout est une question de timing. Pourquoi ses reconstructions étaient admirables, tandis que moi, par opposition, je serais un monstre ?
- Septicémie, perte de la vue ou de la mémoire, et bien évidemment décès. Ces faits ne changeront pas d’ici un siècle. Vous ne vouliez pas réparer, mais augmenter, manipuler.
- L’humain augmenté est un progrès, et nous sommes déjà en plein dedans ! Je ne sais pas qui sont ces gens, mais imaginons un instant.
Il sélectionna une photo.
- Cet homme-là. Cinquantaine bien entamée. Il était, je ne sais pas, peut-être ouvrier dans le bâtiment ? Bon. Pensez un instant qu’il pouvait être malade, incapable de travailler sans sentir des douleurs inimaginables lui parcourir les mains. Et si lui greffer un minuscule mécanisme, capable de lui faire porter des charges lourdes sans qu’il souffre de la moindre gêne, était son seul espoir de ne pas perdre son emploi ?
Le vieux reposa la photo.
- Nous savons aujourd’hui que les machines arrivent à détecter les mélanomes huit fois plus rapidement et précisément que n’importe quel œil humain. Celui-ci avait peut-être besoin d’augmenter sa capacité visuelle pour ne pas être définitivement remplacé par un robot ?
- Vous faites exprès de ne pas comprendre, vous ne mettez aucune limite à vos délires trans-humanistes.
- Otto Dix a été répudié, enfermé, on a brûlé ses toiles, et maintenant ? Il est reconnu comme l’un des plus grands artistes du XXe siècle.
Frost frappa de toutes ses forces sur la table. Les tasses de café se soulevèrent et retombèrent dans la même position comme si rien ne s’était passé.
- Merde, avec Otto Dix, merde ! Nous ne sommes pas des putains de nazis, et vous n’êtes pas un artiste. Nous n’avons retrouvé aucune autorisation signée de la main de ces personnes, rien à part votre parole, pour prouver qu’elles étaient consentantes et bien au fait des dangers potentiels. Et vous savez quoi ? On s’en moque. Vous n’étiez pas habilité à pratiquer de telles interventions qui sont toujours, désolé de vous décevoir, totalement illégales. Vos aveux ne serviront qu’aux proches de vos victimes.
Le vieux était imperturbable. Il étira ses longs doigts comme si tout ceci l’ennuyait au plus haut point. Loin de toutes ces questions morales interminables, comme s’il évoluait déjà dans une époque où Frost et son collègue n’avaient plus aucune place.
- Vous savez commandant Frost, j’ai été opéré du cœur il y a de ça quelques dizaines d’années. J’ai un pacemaker … Est-ce que je dois prévenir mon médecin de votre arrivée prochaine ? On greffe des membres mécaniques à des personnes amputées depuis des années, on place des plaques de fer sur les hanches, on efface des problèmes de vues qui m’auraient sûrement rendu aveugle si j’étais né seulement une génération avant la mienne … Je n’ai pas peur de la prison, je ne représente rien. Ces évolutions, ce processus entier, ne dépendent pas de ma propre perte.
Frost fit un signe de tête à son collègue qui, sans un mot, se leva et se dirigea vers le vieux, menottes à la main.
- Vous pouvez condamner Galilée commandant Frost, mais la Terre continuera quand même de tourner autour du soleil.

Nouvelle d'Amalia Luciani

Peinture, Les joueurs de skat d'Otto Dix

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