Des
coups contre son dos. Des petits coups de pique qui le font revenir à
lui. Le garde l’aiguillonne encore, cette brute. Éreinté, il se
redresse et s’assoit péniblement, et se met à tousser et à vomir
des litres d’eau salée. Il est assis sur le sable d’une plage
improbable, les vagues viennent mollir contre lui, des goélands
s’éloignent dans une bordée de cris rageurs, renonçant à regret
à percer de leur bec le cuir de cet animal échoué, pas encore
assez mort.
D’un
coup tout lui revient. Les fers, les hommes comme des bêtes entassés
à fond de cale, les bat-flancs souillés de tout ce qu’un corps
humain est capable de produire, l’indifférence des marins qui leur
jettent une bouillie infâme à même les planchons sur lesquels ils
dorment, vivent, et meurent. Et la houle, depuis des semaines, à
vous vider les tripes en continu. Jusqu’à cette nuit. Elle est
devenue furieuse et les creux si profonds qu’ils faisaient craquer
la coque. Ça criait sur le pont. Et puis un fracas plus grand
encore. Les flancs de bois se sont ouverts et le flot s’est
engouffré, noir comme la nuit, comme ce cachot flottant.
Il
scrute la plage. Il y est seul. Des débris de navire jonchent le
sable, des objets qu’il suppose provenir du bord – il ne l’a
vu que le temps d’embarquer avant d’être poussé dans les
profondeurs – sont éparpillés dans la crique d’un blanc
aveuglant. Titubant, il se lève pour élargir son horizon. Les fers
sont toujours là, enserrant ses chevilles, mais la travée à
laquelle ils étaient arrimés n’est plus qu’un morceau de
chevron fracassé. Aucune végétation n’est visible depuis là où
il se trouve, seule une immense dune de sable court derrière lui et
surplombe la mer. Il entreprend de la gravir, en tenant dans ses
mains le reliquat de coque qui pend à sa chaîne. Parvenu sur la
crête, il tombe à genoux. L’autre versant est la réplique exacte
de la portion de côte où il s’est échoué. Les débris en moins.
Il voit d’un seul coup d’œil tous les contours de cette terre.
L’île
est à peine ovale, minuscule, essentiellement faite de sable charrié
par les courants, dont les grains se sont accumulés avec le temps
autour de quelques rocs que l’on voit affleurer, anciens
hauts-fonds que la versatilité de l’océan a rendus émergents.
C’est d’ailleurs sur l’un d’eux, très saillant et isolé
plus au large, qu’il aperçoit le squelette du navire encore
encastré dans la roche.
Délaissant
le versant vierge de l’île, où il sait qu’il ne trouvera pas
plus de ressources que de là où il vient, il se concentre sur sa
plage. En surplomb, la main en visière, il l’étudie dans son
entier, son regard passe d’un bout d’épave à l’autre. Il voit
un tonneau intact, peut-être rempli d’eau douce, à côté d’une
malle à demi recouverte d’un reste de mâture, mais surtout, il
distingue un pied humain qui dépasse du fatras. Il se précipite,
chute et roule dans la dune, se relève et reprend sa course en
direction du corps.
Le
sable séché forme une croûte qui recouvre le pied, il écarte
fébrilement le pan de voile qui lui masque l’homme allongé. Un
regard bleu, hébété, clignote faiblement. Il l’éteint
complètement d’un coup de talon dans la face.
L’eau
douce du tonneau est une aubaine, un miracle. Le seul. Le naufrage ne
l’aura libéré de sa captivité que pour le jeter sur un îlot
stérile, sans vivres ni espoir. Le bout de voile et quelques pièces
de bois érigées en piquets procurent l’unique ombre ici-bas.
La malle contenait des ustensiles en métal dont seuls se servent les
blancs, mais rien d’aussi utile qu’une sagaie, un harpon ou même
un filet à poissons. Seul un sabre a suscité son intérêt. Il le
garde auprès de lui et passe souvent la main sur sa lame légèrement
courbe. Il se dit qu’il est libre désormais, puis soupire. L’homme
à côté de lui geint à nouveau. Il approche de ses lèvres une
timbale en fer-blanc et lui verse dans la gorge une rasade d’eau
tiède. Il ne voit plus dans ses yeux bleus la lueur sadique qui le
terrifiait pendant la traversée, quand il leur distribuait sans
raison des coups de canne en traversant la cale, quand il s’acharnait
sur celui qui gémissait trop fort, quand il a battu à mort son
jeune frère et que durant toute la nuit de son agonie il est resté
enchaîné contre lui, pleurant doucement à son oreille une berceuse
bambara de leur enfance, avant qu’on vienne au matin le traîner
par les pieds pour le jeter par-dessus bord.
Il
s’emploie maintenant avec beaucoup de soin à garder cet homme en
vie, son ultime compagnon. Au-dessus de l’arête du nez broyée par
le coup de talon du premier jour sur l’île, le regard bleu exprime
cependant toujours de la terreur. À moins que ce ne soit la corde
qui lui enserre le cou et lui lie les mains dans le dos qui
entretienne sa crainte, et ce malgré les efforts déployés pour le
nourrir et l’abreuver. Certes le temps leur est compté et leurs
maigres ressources s’épuiseront vite, mais un strict rationnement
peut leur faire gagner encore quelques jours, « yeux bleus »
finira par en être reconnaissant. Les tentatives de pêche ayant été
vaines, il a fallu se résoudre à manger de la viande.
L’entame
est jetée au loin. La lame du sabre tranche ensuite une fine lamelle
que le grand gaillard noir mâche consciencieusement. Le plus
difficile est d’éviter d’entailler une artère, de ne prélever
que dans le muscle. Il en découpe une autre pour son compagnon. Ses
hurlements ne servent à rien, il l’aidera à manger de toute
façon, comme tous les jours depuis une semaine. Fermement maintenu
par le menton, les doigts d’ébène lui forcent la mâchoire et lui
enfournent la ration vitale jusque dans le gosier.
La
première cuisse d’« yeux bleus » touche à sa fin,
insister sur celle-là lui serait fatal. A partir de demain, il
entamera l’autre. Le maintenir en vie, le plus longtemps possible...
Nouvelle de Jean-Michel Neri
Peinture, Étude de dos pour Le Radeau de la Méduse, Théodore Géricault
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire