mardi 17 mars 2020

Freeman Island, de Jean-Michel Neri


Des coups contre son dos. Des petits coups de pique qui le font revenir à lui. Le garde l’aiguillonne encore, cette brute. Éreinté, il se redresse et s’assoit péniblement, et se met à tousser et à vomir des litres d’eau salée. Il est assis sur le sable d’une plage improbable, les vagues viennent mollir contre lui, des goélands s’éloignent dans une bordée de cris rageurs, renonçant à regret à percer de leur bec le cuir de cet animal échoué, pas encore assez mort.

D’un coup tout lui revient. Les fers, les hommes comme des bêtes entassés à fond de cale, les bat-flancs souillés de tout ce qu’un corps humain est capable de produire, l’indifférence des marins qui leur jettent une bouillie infâme à même les planchons sur lesquels ils dorment, vivent, et meurent. Et la houle, depuis des semaines, à vous vider les tripes en continu. Jusqu’à cette nuit. Elle est devenue furieuse et les creux si profonds qu’ils faisaient craquer la coque. Ça criait sur le pont. Et puis un fracas plus grand encore. Les flancs de bois se sont ouverts et le flot s’est engouffré, noir comme la nuit, comme ce cachot flottant.
Il scrute la plage. Il y est seul. Des débris de navire jonchent le sable, des objets qu’il suppose provenir du bord – il ne l’a vu que le temps d’embarquer avant d’être poussé dans les profondeurs – sont éparpillés dans la crique d’un blanc aveuglant. Titubant, il se lève pour élargir son horizon. Les fers sont toujours là, enserrant ses chevilles, mais la travée à laquelle ils étaient arrimés n’est plus qu’un morceau de chevron fracassé. Aucune végétation n’est visible depuis là où il se trouve, seule une immense dune de sable court derrière lui et surplombe la mer. Il entreprend de la gravir, en tenant dans ses mains le reliquat de coque qui pend à sa chaîne. Parvenu sur la crête, il tombe à genoux. L’autre versant est la réplique exacte de la portion de côte où il s’est échoué. Les débris en moins. Il voit d’un seul coup d’œil tous les contours de cette terre.
L’île est à peine ovale, minuscule, essentiellement faite de sable charrié par les courants, dont les grains se sont accumulés avec le temps autour de quelques rocs que l’on voit affleurer, anciens hauts-fonds que la versatilité de l’océan a rendus émergents. C’est d’ailleurs sur l’un d’eux, très saillant et isolé plus au large, qu’il aperçoit le squelette du navire encore encastré dans la roche.
Délaissant le versant vierge de l’île, où il sait qu’il ne trouvera pas plus de ressources que de là où il vient, il se concentre sur sa plage. En surplomb, la main en visière, il l’étudie dans son entier, son regard passe d’un bout d’épave à l’autre. Il voit un tonneau intact, peut-être rempli d’eau douce, à côté d’une malle à demi recouverte d’un reste de mâture, mais surtout, il distingue un pied humain qui dépasse du fatras. Il se précipite, chute et roule dans la dune, se relève et reprend sa course en direction du corps.
Le sable séché forme une croûte qui recouvre le pied, il écarte fébrilement le pan de voile qui lui masque l’homme allongé. Un regard bleu, hébété, clignote faiblement. Il l’éteint complètement d’un coup de talon dans la face.

L’eau douce du tonneau est une aubaine, un miracle. Le seul. Le naufrage ne l’aura libéré de sa captivité que pour le jeter sur un îlot stérile, sans vivres ni espoir. Le bout de voile et quelques pièces de bois érigées en piquets procurent l’unique ombre ici-bas. La malle contenait des ustensiles en métal dont seuls se servent les blancs, mais rien d’aussi utile qu’une sagaie, un harpon ou même un filet à poissons. Seul un sabre a suscité son intérêt. Il le garde auprès de lui et passe souvent la main sur sa lame légèrement courbe. Il se dit qu’il est libre désormais, puis soupire. L’homme à côté de lui geint à nouveau. Il approche de ses lèvres une timbale en fer-blanc et lui verse dans la gorge une rasade d’eau tiède. Il ne voit plus dans ses yeux bleus la lueur sadique qui le terrifiait pendant la traversée, quand il leur distribuait sans raison des coups de canne en traversant la cale, quand il s’acharnait sur celui qui gémissait trop fort, quand il a battu à mort son jeune frère et que durant toute la nuit de son agonie il est resté enchaîné contre lui, pleurant doucement à son oreille une berceuse bambara de leur enfance, avant qu’on vienne au matin le traîner par les pieds pour le jeter par-dessus bord.
Il s’emploie maintenant avec beaucoup de soin à garder cet homme en vie, son ultime compagnon. Au-dessus de l’arête du nez broyée par le coup de talon du premier jour sur l’île, le regard bleu exprime cependant toujours de la terreur. À moins que ce ne soit la corde qui lui enserre le cou et lui lie les mains dans le dos qui entretienne sa crainte, et ce malgré les efforts déployés pour le nourrir et l’abreuver. Certes le temps leur est compté et leurs maigres ressources s’épuiseront vite, mais un strict rationnement peut leur faire gagner encore quelques jours, « yeux bleus » finira par en être reconnaissant. Les tentatives de pêche ayant été vaines, il a fallu se résoudre à manger de la viande.
L’entame est jetée au loin. La lame du sabre tranche ensuite une fine lamelle que le grand gaillard noir mâche consciencieusement. Le plus difficile est d’éviter d’entailler une artère, de ne prélever que dans le muscle. Il en découpe une autre pour son compagnon. Ses hurlements ne servent à rien, il l’aidera à manger de toute façon, comme tous les jours depuis une semaine. Fermement maintenu par le menton, les doigts d’ébène lui forcent la mâchoire et lui enfournent la ration vitale jusque dans le gosier.
La première cuisse d’« yeux bleus » touche à sa fin, insister sur celle-là lui serait fatal. A partir de demain, il entamera l’autre. Le maintenir en vie, le plus longtemps possible...

Nouvelle de Jean-Michel Neri

Peinture, Étude de dos pour Le Radeau de la Méduse, Théodore Géricault



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