Ses bottes foulent les
feuilles mouillées qui forment un tapis aux couleurs mordorées. Il
s’est levé tôt, a pris un panier et la canne à pêche fabriquée
la veille avec un long bout de bois ramassé, un fil et un hameçon
de fortune.
« Pas cap’ d’attraper
un poisson avec ça, mon gars ». Son grand-pa l’a piqué dans sa
fierté, alors il est bien décidé. Il va chercher des asticots dans
le grand tas de fumier derrière la ferme, et en prend une poignée,
un par un.
Il marche à travers ces
grandes étendues de forêt qu’il connaît depuis l’enfance, ces
chênes, ces sapins sombres et imposants.
Il arrive à l’endroit
qu’il aime tant, avant le petit pont où coule un ruisseau. Il aime
le bruit délicat de l’eau qui s’écoule, le clapotis sans cesse
répété des vaguelettes sur les rochers et le champ de fraises des
bois qu’il grappille accroupi. Il atteint le bord de l’eau et
s’assied sur la mousse, le dos contre un tronc. L’écorce lui
rentre dans les omoplates. Les pins perdent leurs aiguilles et la
sève coule, les pommes de pins jalonnent le sol humide.
Après peu de temps, la
ligne se tend. Quelle déception, ce n’est qu’un petit goujon. Il
essaie d’enlever l’hameçon délicatement, mais la courbe de
l’aiguille est trop enfoncée à travers sa gueule ouverte. Son œil
immense le regarde, gris, vitreux, implorant. Il pleure, s’énerve,
lui enlève comme il peut et le rejette à l’eau.
Les heures passent. Son
esprit s’envole et plane au-dessus de la nature.
Autrefois, ces bois, ces
forêts étaient son aire de jeux. Ses arbres, il les connaît bien,
il aimait y grimper de branche en branche, bien s’agripper d’une
main puis l’autre, mettre un pied sur une branche plus haute et se
soulever, y construire une cabane. De là-haut, il laissait ses yeux
vagabonder sur les vastes collines vertes où les grands lacs
dessinent des traînées bleues, sur les cimes des forêts d’érables
et d’épicéas dans lesquelles le vent se glisse et crée une
mélodie, et au loin, le St Laurent.
Perché, tranquille, il
voyait un monde grand et beau, un monde qui l’invitait à découvrir
ces montagnes enneigées, ce fleuve large, cette mer froide.
Il se souvient de leur
journée rien que tous les deux. Il faisait plus froid
qu’aujourd’hui. Ils avaient embarqué à Tadoussac sur un vieux
bateau de pêche rafistolé avec son paternel. Ils avaient navigué
quelques heures en silence le long de la Grande rivière qui marche
et avaient croisé quelques navires marchands. La brume s’était
levée et l’immense bloc de roche percée s’était dressé, fier
et robuste, modelé par les vagues. La mer était d’un bleu glacial
et l’écume des vagues blanchissait leurs crêtes. Le plateau aux
maigres herbes était envahi de pingouins, de mouettes et de
cormorans qui faisaient un vacarme assourdissant. Des goélands les
survolaient.
Soudain, ils avaient
entendu et vu son souffle, son corps gris et lisse qui glissait tout
en courbe et disparaissait, et ensuite plus que sa queue, immense.
L’imposant cétacé s’est éloigné aussi vite, une de ses
nageoires blanche et dentelée sortant de l’eau comme pour dire
adieu. Au retour, avec ses yeux encore émerveillés d’enfant, il a
aperçu quelques phoques à la surface. Ils sont revenus au coucher
du soleil, somptueux, le bleu et le rose se mêlaient dans une
palette de douceur et de souvenirs précieux.
Sur le lac, il voit le
radeau qu’ils avaient construit ensemble avec quelques rondins de
bois, toujours là.
La ligne se tend encore
une fois, plus fort. Il la ramène à lui et cette fois, la pêche
est honorable : un beau Touladi pend et s’agite. Il peut rentrer,
fatigué et fier, par le chemin qu’il connaît. Les branches des
arbres forment un tunnel et le protègent un peu de la pluie. Il
caresse d’une main les fougères sans se couper, quelques orties
lui piquent les cuisses nues au passage.
« Eh ben maintenant, mon
gars, t’as plus qu’à le préparer ! » Alors il frappe le long
corps olive moucheté de blanc, le frappe, encore et encore contre le
bord de l’évier en pierre, derrière la vieille bâtisse où
s’abreuvent les animaux. Mais l’omble du Canada à la gueule
aplatie frétille toujours. Des larmes remplissent ses yeux et
glissent sur son visage. Aujourd’hui, la nature est pluvieuse et
pleine de rage.
La truite grise a enfin
arrêté de bouger. Avec son couteau, il ouvre son ventre jaune, vide
les entrailles de ses boyaux, coupe sa nageoire fourchue et sa tête
aplatie, ses mains sont ensanglantées et visqueuses.
Grand’ma sert sa pêche
au souper. Il est seul avec ses aïeuls autour de la table en chêne
blanc brut. La pluie a cessé, le vent fait gémir le bois de la
vieille baraque et crépiter les flammes dans la cheminée, la nuit
noire les enveloppe comme un édredon.
Nouvelle de Florence Vizet
Peinture de Jasper Francis Cropsey
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