vendredi 20 mars 2020

Sonate d'automne, de Florence Vizet

Il pleut sans relâche. Les gouttelettes d’eau glissent sur la vitre et forment un voile embué. Au loin, un rayon de soleil éclaire l’eau de ses reflets argentés, le vent caresse les branches et fait danser les feuilles couleur d’automne. Les nuages se reflètent dans les flaques dans un camaïeu de gris, les gouttes d’eau continuent à tomber et composent une petite sonate silencieuse.
Ses bottes foulent les feuilles mouillées qui forment un tapis aux couleurs mordorées. Il s’est levé tôt, a pris un panier et la canne à pêche fabriquée la veille avec un long bout de bois ramassé, un fil et un hameçon de fortune.
« Pas cap’ d’attraper un poisson avec ça, mon gars ». Son grand-pa l’a piqué dans sa fierté, alors il est bien décidé. Il va chercher des asticots dans le grand tas de fumier derrière la ferme, et en prend une poignée, un par un.
Il marche à travers ces grandes étendues de forêt qu’il connaît depuis l’enfance, ces chênes, ces sapins sombres et imposants.
Il arrive à l’endroit qu’il aime tant, avant le petit pont où coule un ruisseau. Il aime le bruit délicat de l’eau qui s’écoule, le clapotis sans cesse répété des vaguelettes sur les rochers et le champ de fraises des bois qu’il grappille accroupi. Il atteint le bord de l’eau et s’assied sur la mousse, le dos contre un tronc. L’écorce lui rentre dans les omoplates. Les pins perdent leurs aiguilles et la sève coule, les pommes de pins jalonnent le sol humide.
Après peu de temps, la ligne se tend. Quelle déception, ce n’est qu’un petit goujon. Il essaie d’enlever l’hameçon délicatement, mais la courbe de l’aiguille est trop enfoncée à travers sa gueule ouverte. Son œil immense le regarde, gris, vitreux, implorant. Il pleure, s’énerve, lui enlève comme il peut et le rejette à l’eau.
Les heures passent. Son esprit s’envole et plane au-dessus de la nature.
Autrefois, ces bois, ces forêts étaient son aire de jeux. Ses arbres, il les connaît bien, il aimait y grimper de branche en branche, bien s’agripper d’une main puis l’autre, mettre un pied sur une branche plus haute et se soulever, y construire une cabane. De là-haut, il laissait ses yeux vagabonder sur les vastes collines vertes où les grands lacs dessinent des traînées bleues, sur les cimes des forêts d’érables et d’épicéas dans lesquelles le vent se glisse et crée une mélodie, et au loin, le St Laurent.
Perché, tranquille, il voyait un monde grand et beau, un monde qui l’invitait à découvrir ces montagnes enneigées, ce fleuve large, cette mer froide.
Il se souvient de leur journée rien que tous les deux. Il faisait plus froid qu’aujourd’hui. Ils avaient embarqué à Tadoussac sur un vieux bateau de pêche rafistolé avec son paternel. Ils avaient navigué quelques heures en silence le long de la Grande rivière qui marche et avaient croisé quelques navires marchands. La brume s’était levée et l’immense bloc de roche percée s’était dressé, fier et robuste, modelé par les vagues. La mer était d’un bleu glacial et l’écume des vagues blanchissait leurs crêtes. Le plateau aux maigres herbes était envahi de pingouins, de mouettes et de cormorans qui faisaient un vacarme assourdissant. Des goélands les survolaient.

Soudain, ils avaient entendu et vu son souffle, son corps gris et lisse qui glissait tout en courbe et disparaissait, et ensuite plus que sa queue, immense. L’imposant cétacé s’est éloigné aussi vite, une de ses nageoires blanche et dentelée sortant de l’eau comme pour dire adieu. Au retour, avec ses yeux encore émerveillés d’enfant, il a aperçu quelques phoques à la surface. Ils sont revenus au coucher du soleil, somptueux, le bleu et le rose se mêlaient dans une palette de douceur et de souvenirs précieux.
Sur le lac, il voit le radeau qu’ils avaient construit ensemble avec quelques rondins de bois, toujours là.
La ligne se tend encore une fois, plus fort. Il la ramène à lui et cette fois, la pêche est honorable : un beau Touladi pend et s’agite. Il peut rentrer, fatigué et fier, par le chemin qu’il connaît. Les branches des arbres forment un tunnel et le protègent un peu de la pluie. Il caresse d’une main les fougères sans se couper, quelques orties lui piquent les cuisses nues au passage.
« Eh ben maintenant, mon gars, t’as plus qu’à le préparer ! » Alors il frappe le long corps olive moucheté de blanc, le frappe, encore et encore contre le bord de l’évier en pierre, derrière la vieille bâtisse où s’abreuvent les animaux. Mais l’omble du Canada à la gueule aplatie frétille toujours. Des larmes remplissent ses yeux et glissent sur son visage. Aujourd’hui, la nature est pluvieuse et pleine de rage.
La truite grise a enfin arrêté de bouger. Avec son couteau, il ouvre son ventre jaune, vide les entrailles de ses boyaux, coupe sa nageoire fourchue et sa tête aplatie, ses mains sont ensanglantées et visqueuses.
Grand’ma sert sa pêche au souper. Il est seul avec ses aïeuls autour de la table en chêne blanc brut. La pluie a cessé, le vent fait gémir le bois de la vieille baraque et crépiter les flammes dans la cheminée, la nuit noire les enveloppe comme un édredon.

Nouvelle de Florence Vizet

Peinture de Jasper Francis Cropsey

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire