vendredi 27 mars 2020

« Préparer sereinement le thé », de Yassi Nasseri


C'est dans cette maison en Normandie que tout s'est passé, ce printemps-là. On avait loué la maison pour quelques semaines. Elle était grande, elle était isolée. Précisément ce dont nous avions besoin pour préparer la pièce, faire les répétitions, souder la troupe naissante. L'enjeu était de taille. Nous deviendrions une troupe de théâtre solide, et demain reconnue, ou avant même de nous produire en scène nous nous scinderions et disparaîtrions à jamais. Mais on était confiants. Tous les membres du groupe étaient des amateurs semi-professionnels, et partageaient la même passion. Le théâtre devait avoir des effets cathartiques, sans cela, il ne devait pas être.
- Qu'est-ce que tu fais Marlène ?
- Préparer le thé sereinement...
- Bon, je ne l'ai pas encore lu, mais promis je m'y plongerai dès notre retour à Paris. En attendant il faut que tu t'actives un peu.
- Chacun doit jouer son rôle.
- Oui, oh, ça va tes références. La Bhagavad Gita à toutes les sauces ça fait grincer les dents.
Elle me jette son regard noir.
- Oui, je sais c'est le Mahabharata, cette grande épopée indienne au cœur de laquelle se trouve ce texte fondateur que tous lisent maintenant séparément, sans même savoir d'où elle est extraite, sans avoir aucune connaissance du contexte global dans lequel cette discussion entre l'avatar du dieu Vishnu et du grand guerrier demi-dieu Arjuna prend place. Ben, c'est bien cette épopée qu'on va faire connaître. Tu devrais être contente. Allez, laisse ta théière et viens t'échiner à nos côtés.
Bizarrement cette fois elle m'écoute. Alors on se rend tous dans la grange, on s'assied en tailleur à même les planches qu'on a lavées récurées à grande eau hier. On se met en cercle, et on se plonge dans le texte. On avait choisi de jouer la pièce de Peter Brooks, Battlefield, inspirée d'une scène de cette fameuse épopée multi-millénaire. Elle mettait en scène l'après guerre. Après que ces deux grandes familles se soient confrontées, après que les plus sages aient remporté la bataille. Des rivières, des fleuves de sang coulaient. Chacun avait perdu un frère, un cousin, un fils, un maître révéré. Tous pleuraient. Tous hurlaient leur douleur, leur détresse. Le futur souverain, le souverain parfait- fils du dieu Dharma, l'ordre de l'univers - allait enfin être à sa vraie place et gouverner. Mais il pleurait aussi. Il se rappelait ces mots qu'il avait échangés avec son père un jour, alors que Dharma le testait. Qu'est-ce que la guerre ? lui avait-il demandé. Et du tac au tac, sans hésitation, il avait répondu ; la seule bonne réponse qui soit : Une défaite.
Depuis le début de l'histoire ceux dont le rôle était de gouverner s'y refusaient, méprisaient la position méritée, rejetaient le pouvoir, laissant ainsi les moins sages jouer ce rôle à leur place. Et le monde allait mal, de plus en plus mal. Ils avaient tout fait pour éviter cette guerre. Des décennies durant ils avaient essuyé les travers du destin et baissé la tête face aux injustices qui leur avaient été infligées. Les cinq frères demi-dieu étaient restés soudés, unis comme les doigts de la main, réunis autour de leur épouse commune, l'absolue parole de vérité.
- Distribuons les rôles. Qui veut incarner quel personnage ? Tous sont centraux et d'égale importance. Cherchez en vous ce que vous pourrez le mieux interpréter.
Tous s'étaient plongés dans leur intériorité, portant une dernière réflexion avant de se prononcer. Les uns après les autres ils avaient donné un nom. Et la beauté de la troupe m'a frappée alors, plus que jamais. Il n'y avait aucun comédien qui avait désiré le même rôle qu'un autre. Et leurs choix étaient si appropriés que je n'ai eu qu'à m'incliner.
- Et toi, Marlène ?
- Moi je veux faire la terre, quand elle se manifeste pour bloquer la roue du char de Karna, fils du dieu soleil.
- Cette scène n'est pas dans la pièce, tu le sais bien.
- Et pourtant c'est là que tout bascule. Il faut la rajouter dans la pièce.
Ah j'ai failli exploser de colère. Quelle emmerdeuse. C'est elle qui nous unissait tous. Et c'est elle aussi qui posait infailliblement des problèmes, qui me rendaient fou. Heureusement que Pierre s'est manifesté. L'écrivain, le littérateur, le musicien, le doux, l'inspiré.
- Oui, essayons de le faire. Essayons d'adapter la pièce. Ce sera certainement davantage au goût de Peter Brooks et de Jean-Claude Carrière qui l'ont écrite. Il faut innover. Il faut faire du neuf en partant de l'ancien. C'était bien leur préceptes.
- OK. Qui veut bosser dessus ? Demain à la première heure on se réunit et on écoute vos propositions de ré-écriture de la pièce.
Je n'aurais jamais imaginé qu'ils seraient tous d'accord. Ils voulaient tous l'intégration de cette scène. La terre elle-même s'insurge. Et elle sort de ses gonds, pour une fois elle agit, de cette action contre-nature, parce qu'il lui faut protéger sa nature. Le fils du soleil est le seul capable de vaincre Arjuna, l'invincible, le frère et protecteur du souverain idéal. La terre rompt la marche de l'univers, la remet dans le droit chemin. Elle seule pouvait se lever à ce moment-là, et statuer enfin que l'arrogance des hommes avait une limite. La terre humble, la terre patiente, la terre-mère qui materne et nourrit, tant la mauvaise herbe que l'arbre sublissime.
Et c'est ce jour-là que la chose s'est passée. Nous étions coupés du monde. On n'écoutait ni informations ni blabla des réseaux sociaux. C'est la factrice qui nous l'a dit. À partir de demain je ne passerai plus tous les jours. Avec le confinement, les mesures sanitaires, il y aura de l'absentéisme alors ma tournée de distribution sera probablement plus étendue que d'habitude. Ne m'en veuillez pas, et pensez à respecter les consignes. Si vous avez des courses alimentaires à faire allez-y aujourd'hui...
Elle nous parlait chinois. Mais bon on est allés faire un petit tour du monde sur la face cristallisée du Grand Frère. Ah si Orwell voyait ça. On a beaucoup ri. La terre attrapait la roue du char de Karna. Elle disait stop, vous me fatiguez. Et le souverain parfait de notre nouveau monde se préparait. Tous allaient passer leur temps sur leurs écrans. L'école, l'université, le boulot, les loisirs, les échanges amicaux et culturels, tout serait régi là-dessus. Le monde devenait Un. Les humains devenaient tous étrangers les uns aux autres, se tenant à des mètres de distance, tournant vite la tête si quelqu'un leur parlait en pleine face ! Et on s'était pas tant trompés. Huit jours après, déjà, toutes sortes d'activités se faisaient à distance. Cours de yoga, club de lecture, musique, lecture, et l'école, et le boulot. Meetings en ligne. Le monde était devenu Un.
Et nous ?
On s'est confinés. On a monté notre pièce. Dans l'amour, dans le partage, dans l'échange et la proximité physique. On l'a écrite. On l'a jouée. Non ; on ne l'a pas filmée. Non ; on ne l'a pas retransmise sur les réseaux sociaux. Et on est restés fidèles à l'esprit du dramaturge et metteur en scène qui nous avait inspirés. On a posé ce quelque chose d'invisible dans les interstices de l'univers. Que ce quelque chose ait l'effet requis. On était devenu une troupe, solide, soudée. Nos esprits étaient en harmonie. Et on l'a tous lu son bouquin à Marlène. Qui finissait par ces mots :

Préparer sereinement le thé,
Laisser faire le destin
et ne pas tenter d'y échapper.*

On avait joué notre rôle, on avait préparé un bon thé. Et cela suffisait.

* extrait de « Le maître de thé » de Yasushi Inoué.

Nouvelle de Yassi Nasseri
Illustration issue de Shichiju-ichiban shokunin utaawase (1500)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire