C'est dans cette
maison en Normandie que tout s'est passé, ce printemps-là. On avait
loué la maison pour quelques semaines. Elle était grande, elle
était isolée. Précisément ce dont nous avions besoin pour
préparer la pièce, faire les répétitions, souder la troupe
naissante. L'enjeu était de taille. Nous deviendrions une troupe de
théâtre solide, et demain reconnue, ou avant même de nous produire
en scène nous nous scinderions et disparaîtrions à jamais. Mais on
était confiants. Tous les membres du groupe étaient des amateurs
semi-professionnels, et partageaient la même passion. Le théâtre
devait avoir des effets cathartiques, sans cela, il ne devait pas
être.
- Qu'est-ce que
tu fais Marlène ?
- Préparer
le thé sereinement...
- Bon, je ne
l'ai pas encore lu, mais promis je m'y plongerai dès notre retour à
Paris. En attendant il faut que tu t'actives un peu.
- Chacun doit
jouer son rôle.
- Oui, oh, ça va
tes références. La Bhagavad Gita à toutes les sauces ça fait
grincer les dents.
Elle me jette
son regard noir.
- Oui, je sais
c'est le Mahabharata, cette grande épopée indienne au cœur de
laquelle se trouve ce texte fondateur que tous lisent maintenant
séparément, sans même savoir d'où elle est extraite, sans avoir
aucune connaissance du contexte global dans lequel cette discussion
entre l'avatar du dieu Vishnu et du grand guerrier demi-dieu Arjuna
prend place. Ben, c'est bien cette épopée qu'on va faire connaître.
Tu devrais être contente. Allez, laisse ta théière et viens
t'échiner à nos côtés.
Bizarrement
cette fois elle m'écoute. Alors on se rend tous dans la grange, on
s'assied en tailleur à même les planches qu'on a lavées récurées
à grande eau hier. On se met en cercle, et on se plonge dans le
texte. On avait choisi de jouer la pièce de Peter Brooks,
Battlefield,
inspirée d'une scène de cette fameuse épopée multi-millénaire.
Elle mettait en scène l'après guerre. Après que ces deux grandes
familles se soient confrontées, après que les plus sages aient
remporté la bataille. Des rivières, des fleuves de sang coulaient.
Chacun avait perdu un frère, un cousin, un fils, un maître révéré.
Tous pleuraient. Tous hurlaient leur douleur, leur détresse. Le
futur souverain, le souverain parfait- fils du dieu Dharma, l'ordre
de l'univers - allait enfin être à sa vraie place et gouverner.
Mais il pleurait aussi. Il se rappelait ces mots qu'il avait échangés
avec son père un jour, alors que Dharma le testait. Qu'est-ce
que la guerre ?
lui avait-il demandé. Et du tac au tac, sans hésitation, il avait
répondu ; la seule bonne réponse qui soit : Une
défaite.
Depuis le début
de l'histoire ceux dont le rôle était de gouverner s'y refusaient,
méprisaient la position méritée, rejetaient le pouvoir, laissant
ainsi les moins sages jouer ce rôle à leur place. Et le monde
allait mal, de plus en plus mal. Ils avaient tout fait pour éviter
cette guerre. Des décennies durant ils avaient essuyé les travers
du destin et baissé la tête face aux injustices qui leur avaient
été infligées. Les cinq frères demi-dieu étaient restés soudés,
unis comme les doigts de la main, réunis autour de leur épouse
commune, l'absolue parole de vérité.
- Distribuons
les rôles. Qui veut incarner quel personnage ? Tous sont
centraux et d'égale importance. Cherchez en vous ce que vous pourrez
le mieux interpréter.
Tous s'étaient
plongés dans leur intériorité, portant une dernière réflexion
avant de se prononcer. Les uns après les autres ils avaient donné
un nom. Et la beauté de la troupe m'a frappée alors, plus que
jamais. Il n'y avait aucun comédien qui avait désiré le même rôle
qu'un autre. Et leurs choix étaient si appropriés que je n'ai eu
qu'à m'incliner.
- Et toi,
Marlène ?
- Moi je veux
faire la terre, quand elle se manifeste pour bloquer la roue du char
de Karna, fils du dieu soleil.
- Cette scène
n'est pas dans la pièce, tu le sais bien.
- Et pourtant
c'est là que tout bascule. Il faut la rajouter dans la pièce.
Ah j'ai failli
exploser de colère. Quelle emmerdeuse. C'est elle qui nous unissait
tous. Et c'est elle aussi qui posait infailliblement des problèmes, qui me rendaient fou. Heureusement que Pierre s'est manifesté.
L'écrivain, le littérateur, le musicien, le doux, l'inspiré.
- Oui, essayons
de le faire. Essayons d'adapter la pièce. Ce sera certainement
davantage au goût de Peter Brooks et de Jean-Claude Carrière qui
l'ont écrite. Il faut innover. Il faut faire du neuf en partant de
l'ancien. C'était bien leur préceptes.
- OK. Qui veut
bosser dessus ? Demain à la première heure on se réunit et on
écoute vos propositions de ré-écriture de la pièce.
Je n'aurais
jamais imaginé qu'ils seraient tous d'accord. Ils voulaient tous
l'intégration de cette scène. La terre elle-même s'insurge. Et
elle sort de ses gonds, pour une fois elle agit, de cette action
contre-nature, parce qu'il lui faut protéger sa nature. Le fils du
soleil est le seul capable de vaincre Arjuna, l'invincible, le frère
et protecteur du souverain idéal. La terre rompt la marche de
l'univers, la remet dans le droit chemin. Elle seule pouvait se lever
à ce moment-là, et statuer enfin que l'arrogance des hommes avait
une limite. La terre humble, la terre patiente, la terre-mère qui
materne et nourrit, tant la mauvaise herbe que l'arbre sublissime.
Et c'est ce
jour-là que la chose s'est passée. Nous étions coupés du monde.
On n'écoutait ni informations ni blabla des réseaux sociaux. C'est
la factrice qui nous l'a dit. À partir de demain je ne passerai plus
tous les jours. Avec le confinement, les mesures sanitaires, il y
aura de l'absentéisme alors ma tournée de distribution sera
probablement plus étendue que d'habitude. Ne m'en veuillez pas, et
pensez à respecter les consignes. Si vous avez des courses
alimentaires à faire allez-y aujourd'hui...
Elle nous
parlait chinois. Mais bon on est allés faire un petit tour du monde
sur la face cristallisée du Grand
Frère.
Ah si Orwell voyait ça. On a beaucoup ri. La terre attrapait la roue
du char de Karna. Elle disait stop, vous me fatiguez. Et le souverain
parfait de notre nouveau monde se préparait. Tous allaient passer
leur temps sur leurs écrans. L'école, l'université, le boulot, les
loisirs, les échanges amicaux et culturels, tout serait régi
là-dessus. Le monde devenait Un. Les humains devenaient tous
étrangers les uns aux autres, se tenant à des mètres de distance,
tournant vite la tête si quelqu'un leur parlait en pleine face !
Et on s'était pas tant trompés. Huit jours après, déjà, toutes
sortes d'activités se faisaient à distance. Cours de yoga, club de
lecture, musique, lecture, et l'école, et le boulot. Meetings en
ligne. Le monde était devenu Un.
Et nous ?
On s'est
confinés. On a monté notre pièce. Dans l'amour, dans le partage,
dans l'échange et la proximité physique. On l'a écrite. On l'a
jouée. Non ; on ne l'a pas filmée. Non ; on ne l'a pas
retransmise sur les réseaux sociaux. Et on est restés fidèles à
l'esprit du dramaturge et metteur en scène qui nous avait inspirés.
On a posé ce quelque chose d'invisible dans les interstices de
l'univers. Que ce quelque chose ait l'effet requis. On était devenu
une troupe, solide, soudée. Nos esprits étaient en harmonie. Et on
l'a tous lu son bouquin à Marlène. Qui finissait par ces mots :
Préparer
sereinement le thé,
Laisser faire
le destin
et ne pas
tenter d'y échapper.*
On avait joué
notre rôle, on avait préparé un bon thé. Et cela suffisait.
* extrait de
« Le maître de thé » de Yasushi Inoué.
Nouvelle de Yassi Nasseri
Illustration issue de Shichiju-ichiban shokunin utaawase (1500)
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