mercredi 25 mars 2020

Corail, de Marie Burel

Accroché au rocher, notre substrat, dans notre monde,
je suis là, minuscule et nous sommes des milliers.

Mon existence parmi mes semblables parait si ténue.
Pourtant, nous embrassons les îles, contournons les atolls, définissons les courants marins. Les lagons nous doivent leur tranquillité.

Nous formons de gigantesques serpents le long des côtes océanes.
On nous voit du ciel.
Cette voûte céleste que j’entrevois parfois quand
la mer se creuse.

D’ailleurs ce soir, elle me comble. A l’aplomb de sa cambrure, j’aperçois les étoiles, très loin là-haut.
Innombrables, comme nous.
Elles pulsent sur un rythme qui m’est familier.
Un lien invisible nous rapproche, celui de la vie.

La Lune toujours présente à travers le filtre de l’eau me parait énorme, difforme comme prête à éclore.
Elle touche l’horizon, sa base s’irrite au contact des flots qui s’aiguisent, s’épand en nappe de soufre sur l’horizon hérissé de mercure.

Mon univers bleu s’enfonce, vire au violet. L’obscurité gagne.
Les abysses noircissent.

Au-dessus de nous la houle s’amplifie. Nous sommes propulsés d’un côté et de l’autre. La tête me tourne, mes bras ouverts s’étalent dans le courant de plus en plus violent.
Une première vague immense se dresse comme un pic vertigineux, un abîme aérien s’ouvre sur la nuit étoilée nous laissant un instant pétrifiés.
Puis c’est la déferlante. Forte, puissante, capable de nous arracher jusqu’au cœur.
Elle est verte et bouillonne d’écume fluorescente.

Ces géantes se succèdent pendant une éternité. La colonie résiste. Elle a subi bien d’autres furies durant des siècles.

Au loin, de curieuses lueurs apparaissent par intermittence, rouges, parfois vertes.
Bâbord, tribord, un navire ?
Ces énormes cargos qui nous frôlent parfois sans se soucier de leurs remous, leurs fracassants échos, leurs résidus noirs, étouffant notre bonheur sur leurs passages.
Ces lampions se marient aux immenses zébrures de l’orage qui sévit sur le monde.
Sur l’îlot tout proche.
Des sons lugubres nous parviennent malgré le fracas des vagues.
Leurs sirènes ?
Soudain une ombre épaisse se précipite vers nous, venue de là-haut, de la limite de l’entre deux mondes.
Une énormité, une incongruité.
Elle gronde, hurle, s’arrache les entrailles en s’écrasant contre nous.
Son ventre s’ouvre et vomit du fer, du feu, du sang, broyant intimement la vie et la mort.
J’ai mal, nous souffrons. Pulvérisés, une immense plainte silencieuse nous parcourt.

Je suis ouvert en deux, trois, quatre, je ne sais pas.
Nous sommes laminés. Encore palpitant espérant la survie.

Notre rocher, notre abri, notre maison n’est plus. Réduit par le poids du navire échoué, à un magma de pierre, de bois, de métal et de matière organique.

Des hurlements accompagnent la rage de l’océan.
Je flotte Dieu sait où, parmi les débris.
Hagards, des yeux d’humain me contemplent, bleus comme un ciel radieux.
La vie y surnage encore un peu, puis cette étincelle, ultime témoin de son propre mystère disparaît.

Je suis un, je meurs par milliers, je souffre comme un univers entier.


Nouvelle de Marie Burel

Sculpture de Patrick Mortier

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