La
petite silhouette encapuchonnée, à peine visible dans l’étendue
blanche antarctique, avançait difficilement sur les tapis neigeux du
bout du monde. L’homme, protégé par de multiples couches de
tissus et de fourrures, portait sur son dos le peu d’équipement et
de vivres qu’il avait pu sauver. Il était bousculé par les vents
et sa démarche trahissait un état de fatigue avancé et
probablement une blessure à la jambe. Brodé sur son torse, un
drapeau tricolore bleu, blanc, rouge ainsi que la mention
« Expédition de la croix du sud » et les étoiles de la
constellation éponyme.
La
première expédition de l’histoire de l’humanité à atteindre
le pôle Sud, c’était l’objectif de départ des sept
aventuriers. Survivre, c’est à présent l’objectif du seul
rescapé de la tempête qui terrassa un à un les explorateurs.
Lucien
Debret s’était terré dans un renfoncement naturel où il avait
établi un camp de fortune pour passer quelques heures afin de se
nourrir et de se reposer brièvement. Mangeant sa gamelle en position
quasi fœtale devant un maigre feu, il
contemplait son sac à dos posé près de lui et sur lequel était
représentée la même constellation qu’il arborait sur son torse.
Qui
avait eu cette idée de croix du sud ? Il ne se souvenait que
des mines réjouies de ses camarades - de feu ses camarades - à
l’idée de porter un tabard croisé sur le torse. Lui-même
trouvait l’idée assez belle : toute exploration est, après
tout, une petite pierre dans la croisade civilisatrice européenne.
Lucien
reprit sa route avec cette même obstination qui l’habitait depuis
qu’il avait pris la mer pour le grand sud. Sans cette détermination
sans faille, il aurait déjà été tué mille fois par ce continent
hostile. Respirer était difficile. Avancer était difficile. Tout
geste relevait désormais de l’exploit. Il ne fallait surtout pas
écouter la douleur qui ordonnait d’arrêter… Mais il ne fallait
pas être sourd à ses silences qui signifiaient que le corps était
en train de s’engourdir dangereusement dans le froid.
Il
repensait aux sacrifices des hommes qui l’avaient épaulé dans
cette mission. Ceux qui étaient morts avant d’atteindre
l’objectif. Ceux qui étaient morts après avoir vu le drapeau
norvégien là où ils rêvaient tous de planter un drapeau français.
Celui qui était mort pour lui permettre de franchir ce ravin avec un
maximum de vivre et un minimum de dégâts.
Cette
course des nations avait coûté la vie de tant de personnes, en
vain. Ici, nul pays ne pouvait réclamer de frontières. L’immensité
immaculée autour de Debret réverbérait le crissement de ses pas.
Les états, la civilisation étaient bien loin de lui à présent. Il
était comme perdu sur un autre monde, sur une terre sauvage.
L’ultime terra incognita de la planète.
« Quand
je serais sorti de tout ça, je m’assurerais que les gars aient les
éloges qu’ils méritent. »
Face
aux paysages hivernaux qui s’imposaient à ses yeux, il ne pouvait
s’empêcher de penser à la Berezina. Comment cette bataille où
tant d’hommes avaient délibérément choisis la mort au combat
pour permettre de sauver la vie de leurs frères soldats, qui y
étaient parvenus, et qui pourtant est restée dans la mémoire
collective un synonyme de désastre…
« Oui,
c’est vrai. La Berezina c’est l’armée française qui échappe
à son anéantissement total grâce à la bravoure et à la
détermination. Vous verrez, les gars, vous ne serez pas une nouvelle
Berezina. Vous ne serez pas une défaite. Je leur ferai comprendre
pourquoi vous êtes morts. Je ne peux pas mourir avant, vous étiez
des croisés, des soldats, je suis un soldat. »
Il
se répétait les mêmes pensées en boucle car au fond de lui il
savait que s’il s’arrêtait, les sombres idées effriteraient sa
persévérance. Votre expédition est un échec. « C’est
faux. » La Bérézina est une défaite. « Jamais. »
Après
des semaines d’expédition. Après des jours de marche en
solitaire. L’explorateur Lucien Debret avait franchi plus de deux
mille huit cent kilomètres. Il l’avait fait, malgré la
difficulté, la souffrance, et dans des conditions climatiques
effroyables.
A
présent, il se tenait seul devant l’océan gelé, seul dans son
camp de base déserté. Il l’avait fait, il avait atteint le
rivage, mais trop tard. Deux semaines se sont déjà écoulées
depuis que le navire qui les attendait avait pris le large pour ne
pas être pris dans l’hiver antarctique. Les norvégiens étaient
probablement déjà partis également, personne ne reste sur
l’île-continent pendant l’hivernage. Personne sauf les fous et
les abandonnés.
L’hiver
vient, le dernier hiver de Lucien Debret. Pendant plusieurs heures il
avait hurlé, crié aux cieux. Il avait maudit la France et toutes
les croisades civilisatrices. Maudit les nations pour leurs
compétitions, leur grand bal qui envoyait tant d’hommes à la mort
pour de prétendues nobles causes. Il avait pleuré pour ses
camarades et les promesses qu’il leur avait fait en boucle dans sa
tête. Pleuré pour les promesses qu’il ne pourrait pas tenir. Il
avait juré, cassé les bois frêles des murs de certaines cabanes,
pleuré encore.
L’hiver
est là. Lucien est assis sur une chaise de fortune et contemple
l’océan. Il est seul sur son camp de base depuis quatre jours,
naufragé de la plus grande et inhospitalière île du monde. Seul
avec ses pensées. Il a survécu à « sa campagne de Russie »
et se sent comme l’empereur à Saint Hélène. Il attend sa fin
avec philosophie.
Il
se moque des nations, de la postérité, des éloges, de la
civilisation. Il a fait la paix avec l’esprit de ses camarades et,
surtout, avec lui-même. Il admet désormais que ni lui, ni aucun des
six autres n’étaient partis pour de grandes idées. Ils en avaient
juste besoin au fond d’eux même.
Bâtir,
voyager, conquérir, découvrir, se révolter. Mourir et voir mourir.
Chaque choix, du plus anodin au plus difficile, est l’expression de
ce que nous sommes. Cette aventure, rien n’aurait pu empêcher
Debret de la faire. Il s’était prouvé ce qu’il voulait se
prouver alors pour lui, pour les autres, cela valait bien la peine de
mourir.
L’hiver
passa et jamais on ne trouva aucune trace des membres de l’expédition
de la croix du sud. Peu d’encre coula à leur sujet et très vite
ils disparurent des colonnes de la presse.
Le
pôle sud avait été atteint par l’homme. Désormais chaque
sommet, chaque forêt vierge, chaque île déserte, chaque bout de
terre de cette planète avait été foulé, mesuré, cartographié.
Dans le ciel, l’humanité entend sonner une nouvelle musique, un
bip qui retentit à fréquence régulière. L’URSS vient d’envoyer
Spoutnik en orbite. Le premier satellite artificiel de l’histoire
sonde désormais l’espace.
Nouvelle de Clément Parigi
Peinture de James Wilson Carmichael
Nouvelle de Clément Parigi
Peinture de James Wilson Carmichael
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