mercredi 25 mars 2020

Objectif : Sud, de Clément Parigi


La petite silhouette encapuchonnée, à peine visible dans l’étendue blanche antarctique, avançait difficilement sur les tapis neigeux du bout du monde. L’homme, protégé par de multiples couches de tissus et de fourrures, portait sur son dos le peu d’équipement et de vivres qu’il avait pu sauver. Il était bousculé par les vents et sa démarche trahissait un état de fatigue avancé et probablement une blessure à la jambe. Brodé sur son torse, un drapeau tricolore bleu, blanc, rouge ainsi que la mention « Expédition de la croix du sud » et les étoiles de la constellation éponyme.

La première expédition de l’histoire de l’humanité à atteindre le pôle Sud, c’était l’objectif de départ des sept aventuriers. Survivre, c’est à présent l’objectif du seul rescapé de la tempête qui terrassa un à un les explorateurs.
Lucien Debret s’était terré dans un renfoncement naturel où il avait établi un camp de fortune pour passer quelques heures afin de se nourrir et de se reposer brièvement. Mangeant sa gamelle en position quasi fœtale devant un maigre feu, il contemplait son sac à dos posé près de lui et sur lequel était représentée la même constellation qu’il arborait sur son torse.
Qui avait eu cette idée de croix du sud ? Il ne se souvenait que des mines réjouies de ses camarades - de feu ses camarades - à l’idée de porter un tabard croisé sur le torse. Lui-même trouvait l’idée assez belle : toute exploration est, après tout, une petite pierre dans la croisade civilisatrice européenne.

Lucien reprit sa route avec cette même obstination qui l’habitait depuis qu’il avait pris la mer pour le grand sud. Sans cette détermination sans faille, il aurait déjà été tué mille fois par ce continent hostile. Respirer était difficile. Avancer était difficile. Tout geste relevait désormais de l’exploit. Il ne fallait surtout pas écouter la douleur qui ordonnait d’arrêter… Mais il ne fallait pas être sourd à ses silences qui signifiaient que le corps était en train de s’engourdir dangereusement dans le froid.
Il repensait aux sacrifices des hommes qui l’avaient épaulé dans cette mission. Ceux qui étaient morts avant d’atteindre l’objectif. Ceux qui étaient morts après avoir vu le drapeau norvégien là où ils rêvaient tous de planter un drapeau français. Celui qui était mort pour lui permettre de franchir ce ravin avec un maximum de vivre et un minimum de dégâts.
Cette course des nations avait coûté la vie de tant de personnes, en vain. Ici, nul pays ne pouvait réclamer de frontières. L’immensité immaculée autour de Debret réverbérait le crissement de ses pas. Les états, la civilisation étaient bien loin de lui à présent. Il était comme perdu sur un autre monde, sur une terre sauvage. L’ultime terra incognita de la planète.


« Quand je serais sorti de tout ça, je m’assurerais que les gars aient les éloges qu’ils méritent. »

Face aux paysages hivernaux qui s’imposaient à ses yeux, il ne pouvait s’empêcher de penser à la Berezina. Comment cette bataille où tant d’hommes avaient délibérément choisis la mort au combat pour permettre de sauver la vie de leurs frères soldats, qui y étaient parvenus, et qui pourtant est restée dans la mémoire collective un synonyme de désastre…
« Oui, c’est vrai. La Berezina c’est l’armée française qui échappe à son anéantissement total grâce à la bravoure et à la détermination. Vous verrez, les gars, vous ne serez pas une nouvelle Berezina. Vous ne serez pas une défaite. Je leur ferai comprendre pourquoi vous êtes morts. Je ne peux pas mourir avant, vous étiez des croisés, des soldats, je suis un soldat. »
Il se répétait les mêmes pensées en boucle car au fond de lui il savait que s’il s’arrêtait, les sombres idées effriteraient sa persévérance. Votre expédition est un échec. « C’est faux. » La Bérézina est une défaite. « Jamais. »

Après des semaines d’expédition. Après des jours de marche en solitaire. L’explorateur Lucien Debret avait franchi plus de deux mille huit cent kilomètres. Il l’avait fait, malgré la difficulté, la souffrance, et dans des conditions climatiques effroyables.
A présent, il se tenait seul devant l’océan gelé, seul dans son camp de base déserté. Il l’avait fait, il avait atteint le rivage, mais trop tard. Deux semaines se sont déjà écoulées depuis que le navire qui les attendait avait pris le large pour ne pas être pris dans l’hiver antarctique. Les norvégiens étaient probablement déjà partis également, personne ne reste sur l’île-continent pendant l’hivernage. Personne sauf les fous et les abandonnés.
L’hiver vient, le dernier hiver de Lucien Debret. Pendant plusieurs heures il avait hurlé, crié aux cieux. Il avait maudit la France et toutes les croisades civilisatrices. Maudit les nations pour leurs compétitions, leur grand bal qui envoyait tant d’hommes à la mort pour de prétendues nobles causes. Il avait pleuré pour ses camarades et les promesses qu’il leur avait fait en boucle dans sa tête. Pleuré pour les promesses qu’il ne pourrait pas tenir. Il avait juré, cassé les bois frêles des murs de certaines cabanes, pleuré encore.

L’hiver est là. Lucien est assis sur une chaise de fortune et contemple l’océan. Il est seul sur son camp de base depuis quatre jours, naufragé de la plus grande et inhospitalière île du monde. Seul avec ses pensées. Il a survécu à « sa campagne de Russie » et se sent comme l’empereur à Saint Hélène. Il attend sa fin avec philosophie.
Il se moque des nations, de la postérité, des éloges, de la civilisation. Il a fait la paix avec l’esprit de ses camarades et, surtout, avec lui-même. Il admet désormais que ni lui, ni aucun des six autres n’étaient partis pour de grandes idées. Ils en avaient juste besoin au fond d’eux même.
Bâtir, voyager, conquérir, découvrir, se révolter. Mourir et voir mourir. Chaque choix, du plus anodin au plus difficile, est l’expression de ce que nous sommes. Cette aventure, rien n’aurait pu empêcher Debret de la faire. Il s’était prouvé ce qu’il voulait se prouver alors pour lui, pour les autres, cela valait bien la peine de mourir.

L’hiver passa et jamais on ne trouva aucune trace des membres de l’expédition de la croix du sud. Peu d’encre coula à leur sujet et très vite ils disparurent des colonnes de la presse.
Le pôle sud avait été atteint par l’homme. Désormais chaque sommet, chaque forêt vierge, chaque île déserte, chaque bout de terre de cette planète avait été foulé, mesuré, cartographié. Dans le ciel, l’humanité entend sonner une nouvelle musique, un bip qui retentit à fréquence régulière. L’URSS vient d’envoyer Spoutnik en orbite. Le premier satellite artificiel de l’histoire sonde désormais l’espace.


Nouvelle de Clément Parigi

Peinture de James Wilson Carmichael

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