vendredi 20 mars 2020

L'éveil, de Zoé Legrand

Je ne sais plus ce que j’ai fait hier. Je me suis encore oubliée. L’aurore est passée, on peut distinguer une sphère entière au-dessus de l’horizon. Je suis recouverte de sable d’un blanc éblouissant et chaque grain imprégné de soleil peine à réchauffer ce corps qui semble avoir passé la nuit ici. La nuit est froide sous les étoiles, elle nous glace jusqu’au sang si on ne fait pas attention et je ne pense pas avoir été prudente. Je n’ai pas la force de me lever, défier la gravité me paraît insurmontable. Je ne vois pas grand-chose.
Au-dessus de moi un dôme d’un bleu ciel. J’y suis tellement habituée que je ne le considère plus comme un avantage, je le remarque à peine. D’un léger mouvement, je distingue une immense étendue d’eau. Je ne m’étais jamais rendu compte de ce scintillement à la surface. Des milliers de paillettes d’or qui s’allument à chaque micro mouvements de ses milliers de molécules. Nous sommes passés à l’heure où ses éclats tentent de former une ligne sous l’horizon. La sphère brûlante est déjà bien plus haute qu’à mon éveil. Je suis seule sur cette plage, je ne le vois pas mais je l’entends. Le peu de son qui atteint mon ouïe est celui des va et vient des vagues. Le calme pourrait être apaisant si les pensées ne s’étaient pas autant agitées. J’ai encore trop rêvé d’amour. C’est ça que j’ai fait hier.
Je suis restée longtemps plantée là, à ressentir chaque pincement au cœur d’une douleur que l’on n’imaginerait jamais aussi intense que ce qui appartient au monde physique. Et pourtant, trente fois j’aurais préféré me couper un bras. J’ai pleuré pendant des heures sans m’arrêter, des litres et des litres d’eau salée. C’est peut-être moi qui ai inondé le sable et créé ce que je vois. Mon visage me brûle, mon corps est épuisé et mon cœur a disparu. Je ne ressens plus rien. C’est une drôle de sensation, le calme assourdissant après une tempête. Mais il fallait y retourner. Comme une addicte, je devais reprendre une dose de tourment. Cette drogue est plus maligne parce qu’elle n’est pas palpable, elle s’immisce par la pensée. Elle ordonne ensuite de ne plus se nourrir et de ne plus dormir. Et au fur et à mesure que le corps s’affaiblit, elle s’enrichit. Elle s’attaque ensuite au verbe valoir puis au verbe être. Les notions d’ego, de fierté et de dignité disparaissent. Elle s’inscrit pendant des jours puis ne s’arrête qu’après des mois, qui parfois se transforment en années. L’overdose ne vous tue jamais, elle ne fait que renforcer les effets. Il y a des personnes qui s’en sortent de temps en temps, mais pour la majorité ça restera à vie, quelque part dans le sang. Puis quand arrive l’impression de sevrage, un jour au hasard d’une odeur ou d’une voix, un millième de cette dose traverse une artère du cœur et il suffit d’une seconde pour replonger dans ses litres d’eau salé. Il faudrait alors se noyer.
Je crois que c’est ce que j’ai voulu faire hier. Je ne voulais plus respirer. Il fallait que mes pensées arrêtent de crier, que mon corps cesse de ressentir, que la tempête meurt pour emporter tous mes tourments. Je me rappelle maintenant. La lune était un soleil blanc mais la mer était d’un noir absolu. La lumière ne s’accrochait qu’aux grains de sable, ce qui dessinait des contours parfaits. Il n’y avait pas une vague et pas un bruit. Et pendant que le cœur hurlait, je me suis avancée. J’ai quitté la pâleur du rivage pour plonger dans les tons plus sombres qui s’étalaient devant moi. La simple sensation de l’eau à mes chevilles m’avait apaisée, l’idée du début de la fin. Plus mes jambes disparaissaient plus les cris se taisaient, trop concentrés sur l’éventuelle dernière fois qu’ils vivaient. Certains persistaient, les « pourquoi » étaient plus forts que les autres, et les « si » étaient à peine supportables.

Nouvelle de Zoé Legrand

Peinture de Joseph Mallord William Turner

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