Je ne sais plus ce que
j’ai fait hier. Je me suis encore oubliée. L’aurore est passée,
on peut distinguer une sphère entière au-dessus de l’horizon. Je
suis recouverte de sable d’un blanc éblouissant et chaque grain
imprégné de soleil peine à réchauffer ce corps qui semble avoir
passé la nuit ici. La nuit est froide sous les étoiles, elle nous
glace jusqu’au sang si on ne fait pas attention et je ne pense pas
avoir été prudente. Je n’ai pas la force de me lever, défier la
gravité me paraît insurmontable. Je ne vois pas grand-chose.
Au-dessus de moi un dôme
d’un bleu ciel. J’y suis tellement habituée que je ne le
considère plus comme un avantage, je le remarque à peine. D’un
léger mouvement, je distingue une immense étendue d’eau. Je ne
m’étais jamais rendu compte de ce scintillement à la surface. Des
milliers de paillettes d’or qui s’allument à chaque micro
mouvements de ses milliers de molécules.
Nous sommes passés à l’heure où ses éclats tentent de former
une ligne sous l’horizon. La sphère brûlante est déjà bien plus
haute qu’à mon éveil. Je suis seule sur cette plage, je ne le
vois pas mais je l’entends. Le peu de son qui atteint mon ouïe est
celui des va et vient des vagues. Le calme pourrait être apaisant si
les pensées ne s’étaient pas autant agitées. J’ai encore trop
rêvé d’amour. C’est ça que j’ai fait hier.
Je suis restée longtemps
plantée là, à ressentir chaque pincement au cœur d’une douleur
que l’on n’imaginerait jamais aussi intense que ce qui appartient
au monde physique. Et pourtant, trente fois j’aurais préféré me
couper un bras. J’ai pleuré pendant des heures sans m’arrêter,
des litres et des litres d’eau salée. C’est peut-être moi qui
ai inondé le sable et créé ce que je
vois. Mon visage me brûle, mon corps est épuisé et mon cœur a
disparu. Je ne ressens plus rien. C’est une drôle de sensation, le
calme assourdissant après une tempête. Mais il fallait y retourner.
Comme une addicte, je devais reprendre une dose de tourment. Cette
drogue est plus maligne parce qu’elle n’est pas palpable, elle
s’immisce par la pensée. Elle ordonne ensuite de ne plus se
nourrir et de ne plus dormir. Et au fur et
à mesure que le corps s’affaiblit, elle s’enrichit. Elle
s’attaque ensuite au verbe valoir puis au verbe être. Les notions
d’ego, de fierté et de dignité disparaissent. Elle s’inscrit
pendant des jours puis ne s’arrête qu’après des mois, qui
parfois se transforment en années. L’overdose ne vous tue jamais,
elle ne fait que renforcer les effets. Il y a des personnes qui s’en
sortent de temps en temps, mais pour la majorité ça restera à vie,
quelque part dans le sang. Puis quand arrive l’impression de
sevrage, un jour au hasard d’une odeur ou d’une voix, un millième
de cette dose traverse une artère du cœur et il suffit d’une
seconde pour replonger dans ses litres d’eau salé. Il faudrait
alors se noyer.
Je crois que c’est ce
que j’ai voulu faire hier. Je ne voulais plus respirer. Il fallait
que mes pensées arrêtent de crier, que mon corps cesse de
ressentir, que la tempête meurt pour emporter tous mes tourments. Je
me rappelle maintenant. La lune était un soleil blanc mais la mer
était d’un noir absolu. La lumière ne s’accrochait qu’aux
grains de sable, ce qui dessinait des contours parfaits. Il n’y
avait pas une vague et pas un bruit. Et pendant que le cœur hurlait,
je me suis avancée. J’ai quitté la pâleur du rivage pour plonger
dans les tons plus sombres qui s’étalaient devant moi. La simple
sensation de l’eau à mes chevilles m’avait apaisée, l’idée
du début de la fin. Plus mes jambes disparaissaient plus les cris se
taisaient, trop concentrés sur l’éventuelle dernière fois qu’ils
vivaient. Certains persistaient, les « pourquoi » étaient plus
forts que les autres, et les « si »
étaient à peine supportables.
Nouvelle de Zoé Legrand
Peinture de Joseph Mallord William Turner
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