mardi 7 janvier 2020

À la vie à l'art, de Sarah Le Berre Albertini



La maison est étroite et sombre, le plafond est bas. L’atelier se trouve à l’étage où les apprentis travaillent dans un silence monacal, éclairés par une douce lumière émanant de fenêtres à petits carreaux. L’odeur de térébenthine est enivrante, écœurante. Les couleurs écrasées sur les toiles contrastent avec la décoration rudimentaire de l’atelier du peintre Hals. Sur une étagère, des livres, un bougeoir, un crâne de chèvre. Le peintre à la carrure imposante se lève brusquement de son chevalet et traverse l’atelier en faisant grincer le parquet et en tapotant son appuie-main avec nervosité. Les jeunes apprentis se raidissent sous le feu de son regard. Le plus jeune d’entre eux prépare les couleurs, il broie depuis des heures et sa molette colle à la plaque de marbre. Elle devient de plus en plus résistante pour mélanger la poudre de pigment à l’huile de lin. C’est le moment de vérifier, à l’aide de son couteau, il rassemble la matière et l’écrase avec adresse, il est prêt : le noir. Maître Hals le veut intense comme la nuit, pour cela il y ajoute du bleu outremer. Avec une touche de blanc de plomb, sur sa palette, le maître en fait un gris bleuté dont il se sert pour imiter l’effet que produit la lumière sur les vêtements.
Ses confrères de la Sint-Lucasgilde vont venir contrôler les nouvelles toiles du maître Hals, avant la foire annuelle. Le peintre est agité, il sait ce que veulent les mécènes : des commandes de portraits glorifiants et bien léchés, de riches étoffes, des cols en dentelle, des fonds sombres et austères ou de beaux paysages en arrière-plan. Mais pour lui, ce ne sont que des compositions lisses qui n’ont d’autres intérêts que de lui permettre de payer ses dettes. Dans le fond de l’atelier ce sont d’autres projets qui l’animent.
Ils sont là. La petite porte du rez-de-chaussée a été ouverte et le courant d’air froid s’est engouffré jusqu’à l’étage. Les maîtres de la guilde montent l’escalier et Hals les rejoint. Après avoir échangé quelques politesses, il les conduit au fond de la pièce où sont entreposées les toiles, en cours de séchage. Les maîtres n’y accordent qu’un bref intérêt avant de se tourner face au tableau en cours d’exécution. Sur le chevalet, une ébauche : les mains, les visages, les tissus, rien ne semble terminé. Tout semble brossé dans l’urgence, mais l’œuvre est saisissante de vie. Ce tableau est un scandale, une perte de temps et d’argent, mais il est réussi. C’est un grand format représentant un bouffon rieur et tout autour de lui des enfants semblant s’agiter comme des mouches. Les maîtres le savent, le rire est ce qu’il y a de plus difficile à reproduire. Rares sont ceux à s’être risqué à cet exercice. En peinture le rire devient une grimace déformante, le rire semble figé, le rire est rarement convaincant. Pourtant cette fois, le maître a réussi à le saisir et cela ne semble possible que par une grande spontanéité de son geste : de larges touches vermillon ont fait naître en quelques coups de pinceau des bouches édentées et des pommettes saillantes. C’est une démonstration magistrale. L’amuseur public au chapeau décoré d’une queue de renard ne nous lâche pas du regard, nous ne pouvons pas y échapper. Les enfants veulent tous s’engouffrer dans le cadre et se pressent autour de lui. Le plus grand d’entre eux est aussi le plus espiègle, il plonge sa main vers nous, comme une invitation à la folie. La petite fille au bonnet blanc, rit avec nous et son regard a pour mission de nous inclure définitivement dans la fête.
Le maître travailla inlassablement, pour matérialiser le réel.
Regardez ; Nous sommes vivants.
Écoutez ; Les rires des enfants et le rythme du rommelpot.

Nouvelle de Sarah Le Berre Albertini
Peinture "Le Joueur de rommelpot" de Frans Hals


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