mercredi 8 janvier 2020

Les Nuits Rouges, de Dominique Leoni


Streya sentait les fers rentrer toujours plus profondément dans la chair de ses poignets. Les deux chaînes qui la reliaient au mur humide de sa cellule étaient assez longues pour lui permettre de se lever et faire quelques pas dans la minuscule pièce, mais il lui était impossible de s’approcher des barreaux de l’entrée. Assise sur la paillasse qui lui servait de lit, Streya regardait vaguement le petit feu qui brûlait à même le sol, tout près d’elle, et qu’elle ne laissait jamais s’éteindre. Elle ressemblait à une poupée cassée, à moitié nue, qu’on aurait jeté dans une pièce obscure. A moitié nue et sale. Si sale que sa peau semblait couverte de boue et le blond autrefois éclatant de ses cheveux éteint par la crasse engluée dans ses longues mèches. Pourtant, au milieu de cet enfer, Streya était belle. Plus belle encore que dans son ancienne vie de femme libre sur Terre. Comme si dans ce dénuement et cette indigence, son corps s’offrait tout entier aux regards et n’avait plus rien à cacher. Elle n’était plus cette belle femme aux traits lisses mais une créature à la sensualité brute et primitive. Comme toutes les esclaves, elle portait de nombreux bijoux en or qu’elle ne devait jamais quitter. Un diadème découpé en accroche-cœurs était enfoncé sur le sommet de son crâne et un large collier sculpté lui enserrait le cou. Chacun de ses seins était prisonnier d’une coque en or reliée à l’autre par une fine chaîne et de larges bracelets martelés étreignaient ses chevilles. Sous la lumière du feu, l’éclat de l’or rallumait sa peau éteinte, et son corps tout entier semblait ainsi irradier dans la noirceur de sa cellule.
De temps en temps, elle levait les yeux vers l’étroite ouverture taillée dans la pierre, tout en haut du mur. Cela faisait maintenant des mois, peut-être plus, que le jour ne se levait plus et la seule chose qu’elle apercevait était le noir absolu de la nuit martienne qui avait englouti toute notion de temps. Au dehors, le vent hurlait continuellement et la poussière rouge s’engouffrait dans la pièce, venant mourir en paillettes incandescentes au-dessus du feu.
Souvent, Streya essayait d’écouter les bruits et les voix qui lui parvenaient du couloir qui la séparait des autres femmes esclaves. Derrière ces barreaux d’acier, elle espérait toujours voir vaciller la lumière d’une torche qui annoncerait la visite de son bourreau. Depuis quand Skardhan n’était pas venu ? Sûrement depuis plusieurs lunes déjà.
A la lumière des flammes, elle pouvait voir les cicatrices sur sa peau. Certaines encore rouges, d’autres presque blanches. Son ventre portait les stries courtes et profondes que Skardhan aimait tracer avec la pointe de son glaive. Des marques de brûlures formaient des petites taches sombres sur ses cuisses et ses avant-bras. Mais la seule douleur que ces stigmates ravivaient était celle de l’absence de Skardhan. Au début de sa captivité, peu de temps après qu’elle fût capturée sur Terre avec toutes les autres, sa seule présence suffisait à la mettre dans un état de terreur indicible. Elle ne savait jamais quand il viendrait. Elle ne savait jamais quel supplice il inventerait cette fois. Puis, petit à petit, la peur laissa place à un autre sentiment qu’elle n’arrivait pas à définir. Car Skardhan ne lui faisait pas que du mal. Certaines fois même, elle ne voulait plus qu’il parte. Elle aimait se sentir si fragile et si petite au-dessous de ce géant colossal. Elle aimait le voir sourire en comprenant qu’elle n’avait plus peur. Maintenant, apprivoisée et domptée, elle détestait le voir rattacher sa cape et remettre le casque d’acier aux pointes acérées qu’il posait toujours au sol avant de s’occuper d’elle.
Comme elle repensait encore à ces moments avec lui, elle entendit un cliquetis métallique dans le couloir menant aux cellules. Elle sentit son cœur tressaillir dans sa poitrine. Elle tendit l’oreille. Un bruit de clefs, oui ! Puis une voix. Celle qu’elle reconnaîtrait entre toutes. Il était là, enfin. Elle vit le halo d’une torche puis l’ombre gigantesque de son bourreau se dessiner sur le mur en face de sa cellule. Skardhan apparût. Ses longs cheveux tombaient sur ses épaules immenses et son torse impressionnant émergeait entre les pans de sa cape. Il ouvrit la porte de la cellule et vint s’asseoir à côté d’elle.
Streya pouvait maintenant oublier. Oublier ses fers, oublier le froid, oublier cette nuit qui n’en finissait pas. Oublier jusqu’à son existence dérisoire d’esclave déportée sur Mars, comme une brève étincelle dans l’infini de cette galaxie.

Nouvelle de Dominique Leoni

Peinture "Swords of Mars" de Frank Frazetti

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire