Il avait fini par accepter d'aller à
l'école comme tous les autres enfants. Dans son cœur il savait bien
qu'il préférait continuer sa vie tel quel, caché, en dehors du
monde. Il n'avait pas sa place parmi les autres. Personne n'était
comme lui. Et lui-même ne savait pas bien où se ranger.
Qu'était-il ? Son père lui avait donné corps, lui avait donné
vie. Son père l'aimait. Et à ses yeux cela suffisait pour qu'il se
considère comme un petit garçon, semblable à tous les autres
petits garçons, de son âge. Mais la question de l'âge ne
s'appliquait pas à lui. Et puis il ne pourrait jamais s'exprimer
comme eux, comme les autres, ces autres enfants qui seraient dans la
même classe que lui. Par exemple, s'il lui prenait de formuler une
phrase en disant « dans mon cœur je sais bien que... »
tous le regarderaient avec des yeux tout ronds. Ils auraient raison.
Mais la raison a tort, mon petit, n'oublie jamais ce que je te dis
là. D'accord la raison a tort. Il ira à l'école. Parce qu'il
fallait qu'il s'instruise, et qu'il apprenne à vivre au sein d'un
groupe.
Il avait souffert, il avait été humilié, il avait avalé tant de couleuvres. Mais il y avait eu aujourd'hui. La maîtresse les avait emmenés à la nuit des musées. C'était une nuit des musées virtuelle. Dans une salle de spectacle on leur avait projeté des images. On leur avait raconté des histoires. On les avait initiés à la peinture, à l'histoire de l'art et on les avait embarqués dans tant de villes, tant de musées où étaient exposés des tableaux. Des toiles de grands peintres leur avait-on dit. Très vite, instantanément il avait aimé les peintres. Car ils lui offraient un univers dans lequel il avait une place. Tout était permis sous le pinceau de ces grands hommes. Leur imagination était une réalité, subitement existante, alors qu'avant eux, personne ne savait. Et ce Dalí, on lui avait dit qu'il était un drôle de personnage, il l'avait aimé plus que tout autre. Ce Dalí, c'est tout comme s'il avait été son ami. Les petits garçons de sa classe étaient doubles, triples, multiples. Ils avaient un gentil en eux. Ils avaient un affreux méchant cruel en eux. Ils avaient de l'incertitude, du doute, et de l'absolutisme.Tous ces mots-là il les avait appris à l'école aussi. Dans le fond, il aimait bien l'école. C'était les autres qu'il n'aimait pas. Mais maintenant, il arriverait à les aimer. Grâce à Salvador, son ami Dalí.
Il avait tenté de raconter l'histoire à son chien le soir dans sa chambre. Tu vois, il y avait une belle trouée de ciel bleu dans ce tableau. C'était un très beau bleu. C'est par là qu'il fallait commencer. La vie était belle, le bonheur existant, et pour tous. Et puis ensuite il y avait un corps. Un corps constitué de petits bouts de corps. On comprenait très vite que la main qui tenait ce membre, ce même membre qui prenait appuyait – ou écrasait – l'autre membre, le premier, celui qui l'avait surélevé n'était pas un méchant. Même s'il avait une tête de joker. Un joker qui rit sous sa barbe, qui n'a pas de barbe pourtant mais il avait appris la formule à l'école. Et c'était précisément ce dont il s'agissait là. Le membre écrasé était posé en équilibre sur une armoire, soutenu par un pied. Et si l'on regardait bien on voyait d'autres membres. Tous membres d'un même tout. C'était lui. Le bébé frankenstein était cousu de pièces. De plein de pièces dissemblables. Je t'aime mon fils, comme le père de Pinocchio l'aimait. Tu comprends ? Oui. Aujourd'hui il avait compris. Son père aimait tous les membres déchus de leurs communauté. Tous ces hommes qui avaient été massacrés, il en avait prélevé un quelque chose pour constituer un être entier. C'était lui. Il était entier. Il était aimé. Alors il était Homme.
Nouvelle de Yassi Nasseri,
inspirée du tableau de Salvador Dalí "construction molle aux haricots bouillis (1936)"
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