samedi 21 mars 2020

Je suis parti, de Laure Vincenti

Je suis parti. C’était juste après avoir ramassé mon petit frère, à l’heure du couvre-feu, ventre ouvert au milieu du quartier.
Un corps en lambeau, déchiré dans le dernier bombardement d’Idleb. Des bouts de chair brûlée que j’ai enveloppés dans les traditionnelles étoffes blanches. Des draps ordinaires en fait. Quelques morceaux d’un frère que je n’ai pas eu le temps de pleurer. La faute à la guerre il parait. Il s’appelait Nour, il avait onze ans.
Je suis parti ce jour où j’ai tout perdu. Je ne l’ai ni décidé, ni espéré. Je n’ai été ni heureux de sortir de l’enfer, ni hésitant au moment de monter dans ce camion surchargé. J’ai brûlé les quelques affaires qu’il m’était impossible d’emporter et d’oublier. Et je suis parti, c’est tout.
J’étais peut-être le prochain civil à devoir crever sous les balles d’un sniper ou les tirs d’un mortier. Le prochain corps qu’il aurait fallu ramasser. J’allais mourir c’est sûr. Sous les bombes. Ou bien de faim. Ou de folie.
Je suis parti parce que j’avais peur.
Tes terres n’étaient pas mon eldorado pourtant. Elles n’existaient que dans mes lectures, le temps de nourrir mon imaginaire et ma curiosité. Tu aurais fait quoi, toi, si tu avais été moi ?
Tu aurais attendu la milice en comptant tes cadavres ? Tu aurais continué à égrainer ton chapelet au rythme des mouches suçant tes morts ? Aurais-tu résisté à l’écroulement de tes murs et de tes projets ?
Je sais que non.
Comme moi, tu te serais pissé dessus au premier bombardement. Et ça pue, tu sais, l’urine qui sèche. Tu aurais chialé aussi, devant chacune des listes de disparus qu’on t’aurait obligé à lire. Et puis tu serais parti.
Moi, je me forçais encore un peu à rire pour couvrir le silence du carnage. Rien n’avait plus de sens.
J’ai échoué sur tes côtes, c’est vrai. Mais ça n’a jamais été un choix, crois-moi ! Je les vomis, tes terres ! Elles me rappellent tous les jours mon errance mes peurs et mon pays maudit.
Alors, avec toutes les forces qui me restent, je te maudis ! Tu m’as enfermé dans un camp qui ressemble à ma guerre tu m’as réduit à un mot - migrant - tu m’as vidé tu m’as accusé d’avoir kidnappé ton pain tes femmes tes frontières. Je te maudis ! Pour m’avoir condamné à mendier à voler à plier l’échine face à ta méfiance ta haine, ou pire, ta pitié.
A cause de toi je n’en finis plus de mourir.
Et je devrais te remercier ?
Tu n’as vu que ma peau mate mon corps sale mon regard trouble alors que je suis Sarkas Ebrahim Osman Sara Rani Maya Kutjim Ana. Je suis Erythréen. Syrien. Afghan. Soudanais. Homme. Femme. Diplômé. Artiste. Ouvrier. Je suis un esclave un naufragé un étranger un trafic une statistique une ombre un déplacé un fantôme un résistant une victime un combattant un enfant. Tout ça.
Je suis un, dix, cent, dix millions.

Turquie _Lybie
_Grèce_ Elhiblu _ Italie _ Sahel _ Balkans _ Méditerranée _ Ezaden _ Syrie.

Je suis Une mémoire. Celle de Nour.
Et demain tu seras moi.
Nouvelle de Laure Vincenti
Peinture de Maria Giannakaki

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