Je suis parti. C’était
juste après avoir ramassé mon petit frère, à l’heure du
couvre-feu, ventre ouvert au milieu du quartier.
Un corps en lambeau,
déchiré dans le dernier bombardement d’Idleb. Des bouts de chair
brûlée que j’ai enveloppés dans les traditionnelles étoffes
blanches. Des draps ordinaires en fait. Quelques morceaux d’un
frère que je n’ai pas eu le temps de pleurer. La faute à la
guerre il parait. Il s’appelait Nour, il avait onze ans.
Je suis parti ce jour où
j’ai tout perdu. Je ne l’ai ni décidé, ni espéré. Je n’ai
été ni heureux de sortir de l’enfer, ni hésitant au moment de
monter dans ce camion surchargé. J’ai brûlé les quelques
affaires qu’il m’était impossible d’emporter et d’oublier.
Et je suis parti, c’est tout.
J’étais peut-être le
prochain civil à devoir crever sous les balles d’un sniper ou les
tirs d’un mortier. Le prochain corps qu’il aurait fallu ramasser.
J’allais mourir c’est sûr. Sous les bombes. Ou bien de faim. Ou
de folie.
Je suis parti parce que
j’avais peur.
Tes terres n’étaient
pas mon eldorado pourtant. Elles n’existaient que dans mes
lectures, le temps de nourrir mon imaginaire et ma curiosité. Tu
aurais fait quoi, toi, si tu avais été moi ?
Tu aurais attendu la
milice en comptant tes cadavres ? Tu aurais continué à
égrainer ton chapelet au rythme des mouches suçant tes morts ?
Aurais-tu résisté à l’écroulement de tes murs et de tes projets
?
Je sais que non.
Comme moi, tu te serais
pissé dessus au premier bombardement. Et ça pue, tu sais, l’urine
qui sèche. Tu aurais chialé aussi, devant chacune des listes de
disparus qu’on t’aurait obligé à lire. Et puis tu serais parti.
Moi, je me forçais
encore un peu à rire pour couvrir le silence du carnage. Rien
n’avait plus de sens.
J’ai échoué sur tes
côtes, c’est vrai. Mais ça n’a jamais été un choix,
crois-moi ! Je les vomis, tes terres ! Elles me rappellent
tous les jours mon errance mes peurs et mon pays maudit.
Alors, avec toutes les
forces qui me restent, je te maudis ! Tu m’as enfermé dans un
camp qui ressemble à ma guerre tu m’as réduit à un mot - migrant
- tu m’as vidé tu m’as accusé d’avoir kidnappé ton pain tes
femmes tes frontières. Je te maudis ! Pour m’avoir condamné
à mendier à voler à plier l’échine face à ta méfiance ta
haine, ou pire, ta pitié.
A cause de toi je n’en
finis plus de mourir.
Et je devrais te
remercier ?
Tu n’as vu que ma peau
mate mon corps sale mon regard trouble alors que je suis Sarkas
Ebrahim Osman Sara Rani Maya Kutjim Ana. Je suis Erythréen. Syrien.
Afghan. Soudanais. Homme. Femme. Diplômé. Artiste. Ouvrier. Je suis
un esclave un naufragé un étranger un trafic une statistique une
ombre un déplacé un fantôme un résistant une victime un
combattant un enfant. Tout ça.
Je suis un, dix, cent,
dix millions.
Turquie _Lybie
_Grèce_
Elhiblu _ Italie _ Sahel _ Balkans _
Méditerranée _
Ezaden _ Syrie.
Je suis Une mémoire.
Celle de Nour.
Et demain tu seras moi.
Nouvelle de Laure Vincenti
Peinture de Maria Giannakaki
Bouleversant
RépondreSupprimerBouleversant
RépondreSupprimerTragique et magnifique. Terriblement.
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