lundi 23 mars 2020

Entre Chien et Loup, de Dominique Leoni

- Voilà. L’autre moitié quand c’est fait. Y a une photo dedans. Oh ?! Tu es là ou pas ??
- Oui c’est bon.
OK… Je me casse et tu ferais mieux de pas traîner toi non plus. Et puis arrête un peu avec ta came, ça te fait mal délirer !
Ouais c’est ça putain casse toi. Quelle came, enfoiré ? Parce que je suis pas concentré ? C’est vrai que je tremble un peu. Rien qu’à voir l’épaisseur de l’enveloppe, il y a sûrement plus de fric là-dedans que ce que j’ai pu avoir dans toute ma vie. Je vais aller l’ouvrir dans les chiottes, tranquille.
Fais voir un peu… Putain le blé c’est un truc de fou ! Fais voir sa tête de con à lui… Une bonne tête de martyr … Regarde ces bonnes joues et l’air con qu’il a ! Je parie qu’il a une petite femme avec des bonnes joues comme lui ! Des bons petits bourgeois ! Putain c’est vrai que je tremble ! Il fait tellement froid aussi… Bon allez je me casse, maman doit s’inquiéter encore.
Qu’est-ce qu’il fait froid… Elle sent de plus en plus la pisse cette rue, peut être que toute la ville vient pisser ici le soir ? Putain c’est qui celui-là ? On dirait le mec sur la photo… Ah non rien à voir, faut pas que je le voie partout !
- Lisandru !! Attends-moi !
Putain c’est qui ?! Ange !! Mais qu’est-ce qu’il veut encore ?
- Lisandru ! Regarde le pistolet que Tonton Antoine m’a acheté !! Tu as été au bar ? Y avait des filles qui montrent leurs nichons ? Tonton Antoine dit qu’il y en a une ou deux là-bas qui rapporteraient pas mal !
- Ange, qu’est-ce que tu fais encore dehors ? Et tes devoirs ? Très beau ton pistolet…
- Je m’en fous des devoirs, quand je serai grand j’aurai des filles moi aussi, comme il a eu Tonton Antoine !
- Ah ouais ? Viens, on rentre au chaud, putain où j’ai mis mes clefs… Et tu resteras au frais pendant quelques années comme Tonton Antoine, non ? C’est dommage… Ta mère m’a dit que tu avais eu de bonnes notes en orthographe. Viens aux bras, on va voir Tata, elle va être contente… Maman ! Je suis rentré ! Je t‘emmène une surprise ! Allez Ange, je vais un moment dans ma chambre. Va lui faire un bisou, et ne lui parle pas de tes conneries, hein !
Est-ce que je vais réussir à être tranquille cinq minutes… Ah ça y est, c’est bon ils rigolent tous les deux devant la télé ! Alors fais glisser tout ça Lisandru, fais voir un peu… Cinq, dix, vingt… Vingt mille putain… Et la même chose après. De quoi payer les frais aux États-Unis pour maman, finir de payer ce putain de taudis, de quoi respirer. Il faut que je m’accroche à ça. Encore sa tête de con au milieu de mes billets. Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? C’est pas moi qui décide qui doit mourir, moi je vais juste faire le boulot. Juste ça. Moi je te connais pas, on se connaît pas et on se connaîtra pas. Il vaut mieux que je le lance dans le dos. Au moins il me verra pas, il saura pas d’où ça vient. Ça lui fera une belle jambe une fois repassé tu me diras… Mais moi il faudra que je continue après ça. Et je veux continuer sans ses yeux. Je veux pas les voir putain. Je veux pas les croiser. Il a tellement une tête de con, il est capable de me sourire en plus. Comme tous ces martyrs qui vont acheter le pain et qui se disent bonjour sur le seuil de la boulangerie. Dans le dos c’est bien. Lâchement assassiné dans le dos, ils écriront ces gros blaireaux de journalistes. Je voudrais les y voir tiens. C’est pas évident de buter quelqu’un, sinon pourquoi on te payerait autant ? Il y a le risque déjà. Le risque que ça dérape, le risque d’être pris. Et puis après il y a le reste. Le reste c’est le plus long je pense. Santu il dit toujours après tu bois un bon coup, tu baises un bon coup, et tu dors un bon coup. Et c’est fini. Combien il en aura repassé Santu ? Il veut jamais le dire mais au moins dix, ou vingt peut être. J’ai toujours pensé qu’il prenait son pied à faire ça. En fait c’est un boulot comme un autre pour lui. À côté de ça il a sa femme, ses gosses.
Mais moi ce sera pas comme ça, moi ce sera juste une fois parce que j’ai besoin de ce fric. Et puis je sais faire d’autres choses. A l’école j’étais plutôt doué. Maman me répétait toujours que j’étais intelligent. Intelligent. Pourtant, dans cette rue pleine de pisse où j’ai grandi, j’ai plutôt eu l’impression que c’était pas un atout. Peut-être parce que j’étais différent. Je me rappelle que je me cachais dans le portail pour lire les petits livres d’aventures que la maîtresse nous donnait. Je me rappelle aussi que quand les putes se faisaient tabasser sur le trottoir, c’est moi qui allais les aider à rassembler tout leur bordel tombé du sac. Je me souviens que j’étais le seul à défendre la petite Stella à l’école. Tous les gosses se foutaient de sa gueule parce qu’elle était née avec un problème à une jambe qui la faisait boiter. Mais quand j’étais là personne la touchait. Et puis j’aimais pas quand maman avait de la peine. Tout petit je lui disais, Tu sais maman, mon cœur est tellement grand que tu peux mettre toute ta peine dedans !
Peut-être que c’est ça mon problème ? L’intelligence ? Peut-être que je réfléchis trop pour buter un mec ? En fait il faut juste que je me dise que le seul obstacle entre une vie meilleure et moi, c’est lui. C’est vrai ça, si je laissais mourir ma mère ou qu’on perdait l’appartement, là ça choquerait personne hein ? Personne dirait Quel monstre ! Il a refusé l’argent qu’on lui donnait pour sauver la vie de ses proches ! Non, tous ces blaireaux diraient Quand même ! La vie d’un homme est plus précieuse que l’argent ! Mais est-ce que ça ferait de moi quelqu’un de meilleur si je sacrifiais ma mère pour laisser la vie sauve à un inconnu ? Pépé disait toujours Hè megliu à tumbà deci omi chè di lacà si taddà un pizzuchju di ditu. Bon lui à la fin je crois qu’il les comptait même plus… Je me souviens que c’était un gros dormeur. Moi il y a toujours des idées bizarres, des questions qui m’empêchent de trouver le sommeil… Et si je dors plus du tout après ? Si l’autre tête de con vient me voir la nuit pour me foutre les jetons ? Peut-être que c’est pas un boulot pour moi après tout ? Peut-être je pense trop pour faire ça…
- Lisandru ! Tu es dans ta chambre ?
Putain…Les billets !
- Oui maman, attends.. Une seconde hein..
Lisandru, chéri, tu ne sors pas ce soir hein ? Tu sais j’ai fait un mauvais rêve cette nuit… Il y avait beaucoup de monde chez nous à la maison, toute la famille tu sais… Tu étais là aussi mais ton visage n’était plus le même alors personne ne te reconnaissait. Sauf moi. Moi je savais que c’était toi… Viens… Viens que je t’embrasse…



Nouvelle de Dominique Leoni



Art, Studio Abawé

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