jeudi 2 janvier 2020

79°28'30'' S, de François Cucchi


Huit jours déjà que la tempête les avait immobilisés, ils n'avaient plus ni combustible ni nourriture. Wilson et Bowers ne pouvaient plus attendre le trépas, ils en avaient fini la veille en ingurgitant les tablettes d'opium dont chacun disposait. Sans un mot. Le Capitaine Scott avait choisi d'affronter la mort en face. Facétieux destin, la tempête avait cessé. La plus belle journée depuis des semaines.
Ils avaient atteint le point le plus éloigné de la civilisation sur Terre, le bout du monde, une autre planète. Ils avaient franchi la Grande Barrière de Ross, étendue de glace infinie, des montagnes culminant à plus de quatre mille mètres où ils durent éviter des centaines de crevasses dissimulées sous la neige rabattue par les vents depuis des millénaires comme autant de pièges mortels. Et, avant d'atteindre le Pôle Sud, le dernier morceau de terre, ils durent affronter l'immense plateau polaire où l'on est fouetté par les vents les plus violents et les plus glaciaux du globe.
Et maintenant que l'on avançait vers la nuit polaire, chaque jour avait été plus rude que le précédent. Si l'enfer était une fournaise il ne pouvait être pire que cet endroit.
Il n'utilisa pas les dernières forces dont disposait son organisme pour tenter d'atteindre le prochain dépôt de vivres distant de seulement onze miles. Comment aurait-il pu rentrer alors qu'il avait perdu tous ses hommes ? Il préféra donner une sépulture à ses compagnons.
Depuis le début de cette entreprise il avait gardé la foi. Il était resté noble dans la défaite, devancés par les Norvégiens.
Son journal, tenu jusqu'à ce jour, serait son testament. Il y avait rédigé des lettres à l'attention de tous, de ses proches, de sa femme.
Une seule personne envahissait son esprit, le Norvégien. Il éprouvait de la haine.
Le Norvégien, qu'avait-il de plus que moi ? Rien ! De la chance, oui juste de la chance, et puis quoi ? Il était convaincu que l'expédition rivale avait rallié son camp de base.
Et moi… À attendre que la mort vienne me prendre… Me retrouvera-t-on ? Se souviendra-t-on seulement de moi ?
Le froid et la faim étaient tels, nul ne peut imaginer pareille souffrance. Son esprit demeurait parfaitement lucide. Croyant inébranlable, il se surprit à penser qu'il aurait pactisé avec le Diable pour inverser les rôles. Il se remémorait ce télégramme, reçu lors d'une escale à Melbourne alors qu'ils faisaient déjà route vers l'Antarctique, lui faisant part des intentions de ses rivaux d'entrer dans la course. Un coup en traître. Et cette lettre pleine de condescendance laissée au pôle, tant de fois il l'avait relue depuis ce 16 janvier 1912.
Le Norvégien, froid, implacable, calculateur, sans scrupules. Est-ce donc cet homme qui deviendra un héros ? Il ne croit même pas en toi Seigneur ! Lui, aurait abandonné ses compagnons affaiblis pour maintenir le pas. Maudite tempête, j'aurais dû connaître la gloire en ramenant mes hommes. Combien de temps s'écoula pendant qu'il ressassait tout cela ? Il versa une larme. Lui, aurait abandonné ses compagnons affaiblis… Ses compagnons affaiblis auraient mis fin à leurs jours avant de ralentir le pas, et lui aussi.
Seul dans son sac de couchage, dans sa tente, Scott comprit qu'il avait basé son expédition entière sur des choix hasardeux. L'emplacement du camp de base, ce dépôt de vivres prévu plus au sud, l'équipement, son refus d'utiliser les chiens… Et les hommes, inévitablement. Il voulait être un héros, son obstination l'avait perdu.
À présent son corps tout entier était raide, il ne frissonnait plus. Sa conscience l'abandonnait. Son système respiratoire cesserait bientôt de fonctionner entraînant l'arrêt cardiaque. Mais cela il n'aurait pas à l'endurer. Il était temps d'aller prendre place auprès du Seigneur tout puissant. Mais il ne pria pas. Il pensait toujours au Norvégien, au fossé qui les séparait. Il l'admirait, le Norvégien, Roald Amundsen.

Nouvelle de François Cucchi

Les images présentent :
- L'expédition Scott,
- Robert Falcon Scott avec son journal.

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