Il
reconnaît l’endroit. Son père y posait des pièges et il l’avait
accompagné deux ou trois fois pour les relever. Deux jours qu’il
n’a rien mangé. La faim est la plus forte, en cet instant plus
encore que la peur.
La ligne de trappe est là, toute proche, il est certain de pouvoir la retrouver. Il la remonte au jugé, furette d’un bosquet à l’autre, s’arrête, écoute la respiration de la forêt, guette avec angoisse le moindre craquement suspect, puis reprend sa maraude. Entre deux aubépines, un collet. Vide. Mais la ligne est bien là. Il la suit presque en courant, écartant nerveusement du pied les buissons et les leurres, suppliant intérieurement d’y trouver un piège garni. La rivière est devant, il sait que la ligne y finit. Dernière chance. Il se jette dans l’eau jusqu’à la taille, fouille à l’aveugle sous la berge. Il retient un cri, le pelage d’une loutre sous ses doigts. Fébrile, il la sort du carcan, la frappe sur un rocher pour l’achever. Puis il remonte dans l’herbe et lui cisaille rapidement le ventre avec son coutelas, jette les viscères, et mord avidement dans la chair crue. Il ne s’est pas permis pas d’allumer un feu par peur de les attirer. De toute façon il a trop faim. Le visage enfoui dans la carcasse tiède, il arrache des lambeaux qu’il avale presque entiers, le sang de l’animal lui dégouline du menton, il en a plein les mains. Jamais il n’aurait mangé comme cela avant ce jour, avant de se retrouver seul au monde et rempli de terreur.
Quand les bêtes ont attaqué son village, il avait encore une vie, celle d’un enfant de six ans parmi ceux de son clan. En quelques minutes, elle a été gommée sous ses yeux.
Un crépitement rageur a précédé le terrible mugissement de la meute qui les a submergés. Elle s’est déversée sur le village comme une avalanche, au son strident d’une fureur céleste. De longues griffes argentées ont brillé un instant dans le soleil du petit matin avant de s’abattre impitoyablement sur tous ceux qui se trouvaient devant elles. Elles fendaient l’air et les chairs sans que rien ne puisse les rassasier. Très vite, elles n’ont plus lui dans la lumière et ne faisaient jaillir que des étoiles de sang.
Sa petite sœur qu’il tenait par la main s’est effondrée d’un coup. Il l’a traînée jusque sous un buisson où il s’est aplati. Il n’a plus bougé. De sa cachette il voyait mieux les bêtes maintenant, elles semblaient se calmer, leurs longues griffes ne battaient plus l’air et des grognements satisfaits avaient remplacés leurs hurlements enragés. L’entêtante musique céleste s’était tue.
Il attendit longtemps. Jusqu’à être convaincu que ses parents ne viendraient plus le chercher, qu’ils gisaient parmi les autres dans le village en ruine, et que sa sœur ne bougerait plus jamais. Les bêtes avaient rentré leurs griffes. Alors seulement il se faufila hors de son abri et s’enfuit dans les bois.
Il jette loin dans l’eau la carcasse de la loutre, boit tout son saoul, et reprend son chemin. Il avance sans but, s’enfonçant toujours plus profondément sous le couvert des arbres. Il a pleuré longtemps. Le monde a basculé sans qu’il sache pourquoi. Son village n’est plus, tous ceux qu’il aime sont morts, tous ceux qu’il connaît sont morts. Les animaux, les arbres, sont pour lui les seuls êtres familiers encore en vie. Le moindre insecte est plus proche de lui que les monstres à deux jambes, bleues avec un trait jaune, qui chargèrent son village montés sur des chevaux pour livrer une guerre que personne ne leur avait déclarée. Et il ne sait qu’une chose, s’il veut survivre, il doit dorénavant se tenir loin du déferlement de leur meute.
Nouvelle de Jean-Michel Neri
Peinture "griffes bleues" de Marc Drouin
Nouvelle de Jean-Michel Neri
Peinture "griffes bleues" de Marc Drouin
Merci, pour cette nouvelle offerte. Quelques instant de vie sauvage dans la sauvagerie des hommes.
RépondreSupprimerBravo !
RépondreSupprimerpoignant
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RépondreSupprimerLily
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