mardi 3 mars 2020

Ma part de paradis, d'Amalia Luciani


Ils sont là, au milieu du salon. Et ils dansent.
Elle a allumé les grandes bougies posées sur la table basse quelques minutes avant son arrivée, juste le temps qu’il faut pour qu’il soit accueilli par l’odeur enivrante du patchouli, du musc blanc, ou peut-être de la vanille. Lui, il apporte des fleurs, bien réelles. J’ai d’abord eu du mal à les reconnaître. Elle l’étreignait, le bouquet entre eux. Quand elle s’est enfin tournée vers moi, comme pour me faire partager son bonheur, j’ai pu admirer à mon tour les immenses roses qui … non, des pivoines. Bien sûr, elle n’aime pas ça, les roses, c’est trop conventionnel. Je l’imagine dire, avec son grand sourire, que les roses devraient être réservées au jour de la fête des mères. Je la vois, et je souris aussi.
Soudain, je comprends. Leur tendresse, ce présent, c’est leur anniversaire. Et ils me permettent d’être parmi eux encore une fois, comme si j’étais de leur famille, ils me font partager un moment d’intimité rare. J’ai le privilège d’être avec eux dans les meilleures comme dans les pires moments. J’étais là, il y a 6 mois, lorsqu’il l’a demandé en mariage, ici même. J’étais là aussi lors de certaines de leurs disputes, j’ai assisté aux prodigieuses colères qu’elle sait faire s’abattre sur lui.
Sait-elle que personne ne compte autant qu’eux ? Oui, probablement, et c’est pour ça qu’ils ont décidé de me laisser assister, encore une fois, à un moment important de leur vie à deux. J’aurai pu être gêné, partir, mais je suis trop touché pour même y penser. Une larme coule le long de ma joue, je n’essaie pas de la leur cacher. Je la laisse glisser, sans l’essuyer.
Je ne connais pas le repas de ce soir. Depuis que je suis là, je n’ai rien vu sortir ou entrer de la cuisine. En venant, je pensais qu’on aurait droit à la fameuse soirée sushis du mardi, mais maintenant . . .
Il doit avoir prévu quelque chose de spécial. Il est rentré tard, donc il ne cuisinera pas. Et elle non plus, d’ailleurs. J’essaie de me remémorer le nombre de fois où, dans leur grande cuisine ouverte, je l’ai aperçu brûler un gratin, casser un moule, faire déborder des casseroles ou se couper la moitié d’une phalange. Non, la cuisine ce n’est vraiment pas son truc, et ça nous fait rire.
On le regarde partir dans le couloir et revenir avec un grand sac. Je ne m’étais pas trompé, il est passé chez le traiteur vietnamien. Je crois qu’il cache quelque chose dans son dos, mais je n’arrive pas à distinguer… Une bouteille de champagne, évidemment. Comme toujours, il a pensé à tout. J’ai du mal à l’admettre, mais lors de mes premières visites, j’étais jaloux. Jaloux de tout ça, de ce salon si bien rangé et de ces autres pièces qui me sont interdites. Jaloux de lui, de sa carrure massive qu’il associait si bien avec une sensibilité et une douceur que je n’avais jamais vu avant, ou si peu chez mes autres amis. De leurs carrières, qui me faisaient passer des heures entières seul, à attendre leur retour. Et même jaloux d’elle, de sa créativité, de sa façon de le regarder et de l’étreindre. Je l’avais tellement imaginé vivant seule que, pendant longtemps, j’ai eu du mal à gérer leurs élans de tendresse. J’ai cru, et c’est normal, que mes sentiments pour elle étaient trop fort et que je ne pourrais pas supporter de la partager, que le fait d’être parmi eux si souvent me ferait infiniment mal. Mais je suis revenu, soir après soir. J’ai appris à le connaître, lui aussi, je l’ai vu évoluer, et en un mois tout était oublié. Je les aimais tous les deux.
C’est un travail constant d’équilibriste, je dois savoir être discret pour ne pas les déranger, me fondre dans le décor pour que jamais il ne me chasse, tout en ne perdant pas une seconde du temps qu’on me donne.
Je suis heureux quand je les vois s’embrasser sur le canapé, je ne détourne pas la tête car je sais qu’ils veulent que je partage ces instants où plus rien ne compte à part le fait d’être ensemble, ici et maintenant. Ils sont en confiance avec moi, et je chéris ce sentiment d’être une sorte de gardien qui peut veiller sur leur amour.
Il m’est souvent arrivé de partir quand un autre invité était là. Collègue de travail, ami, frère, sœur ou je ne sais quoi d’autre encore, j’enviais leurs discussions que j’imaginais, à leurs visages rayonnants, si fabuleuses.
Mais je sais que ces rires sont des façades qu’ils offrent aux autres et que, lorsque la dernière bise est donnée et que la porte se referme, je suis le seul à être encore admis. Le seul qui la voit souffler, et on sourit car elle sait que j’ai compris à quel point elle voulait aller dormir.

Il arrête leur baiser pour se diriger vers moi. Il avance vers la baie vitrée.
Insensible, sans me voir, il tire le rideau et ferme avec lui, pour ce soir, ma vision de rêve.
Je reste tétanisé alors que j’ai horriblement envie de hurler. Laisse-moi rester encore un peu, juste quelques minutes.
Je me relève précautionneusement de mon poste de surveillance et je quitte la haie le cœur lourd.
La rue est déserte, et des larmes coulent le long de ma joue.

Nouvelle de Amalia Luciani

Street art, Paris

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