Elle
a allumé les grandes bougies posées sur la table basse quelques
minutes avant son arrivée, juste le temps qu’il faut pour qu’il
soit accueilli par l’odeur enivrante du patchouli, du musc blanc,
ou peut-être de la vanille. Lui, il apporte des fleurs, bien
réelles. J’ai d’abord eu du mal à les reconnaître. Elle
l’étreignait, le bouquet entre eux. Quand elle s’est enfin
tournée vers moi, comme pour me faire partager son bonheur, j’ai
pu admirer à mon tour les immenses roses qui … non, des pivoines.
Bien sûr, elle n’aime pas ça, les roses, c’est trop
conventionnel. Je l’imagine dire, avec son grand sourire, que les
roses devraient être réservées au jour de la fête des mères. Je
la vois, et je souris aussi.
Soudain,
je comprends. Leur tendresse, ce présent, c’est leur anniversaire.
Et ils me permettent d’être parmi eux encore une fois, comme si
j’étais de leur famille, ils me font partager un moment d’intimité
rare. J’ai le privilège d’être avec eux dans les meilleures
comme dans les pires moments. J’étais là, il y a 6 mois,
lorsqu’il l’a demandé en mariage, ici même. J’étais là
aussi lors de certaines de leurs disputes, j’ai assisté aux
prodigieuses colères qu’elle sait faire s’abattre sur lui.
Sait-elle
que personne ne compte autant qu’eux ? Oui, probablement, et
c’est pour ça qu’ils ont décidé de me laisser assister, encore
une fois, à un moment important de leur vie à deux. J’aurai pu
être gêné, partir, mais je suis trop touché pour même y penser.
Une larme coule le long de ma joue, je n’essaie pas de la leur
cacher. Je la laisse glisser, sans l’essuyer.
Je
ne connais pas le repas de ce soir. Depuis que je suis là, je n’ai
rien vu sortir ou entrer de la cuisine. En venant, je pensais qu’on
aurait droit à la fameuse soirée sushis du mardi, mais maintenant .
. .
Il
doit avoir prévu quelque chose de spécial. Il est rentré tard,
donc il ne cuisinera pas. Et elle non plus, d’ailleurs. J’essaie
de me remémorer le nombre de fois où, dans leur grande cuisine
ouverte, je l’ai aperçu brûler un gratin, casser un moule, faire
déborder des casseroles ou se couper la moitié d’une phalange.
Non, la cuisine ce n’est vraiment pas son truc, et ça nous fait
rire.
On
le regarde partir dans le couloir et revenir avec un grand sac. Je ne
m’étais pas trompé, il est passé chez le traiteur vietnamien. Je
crois qu’il cache quelque chose dans son dos, mais je n’arrive
pas à distinguer… Une bouteille de champagne, évidemment. Comme
toujours, il a pensé à tout. J’ai du mal à l’admettre, mais
lors de mes premières visites, j’étais jaloux. Jaloux de tout ça,
de ce salon si bien rangé et de ces autres pièces qui me sont
interdites. Jaloux de lui, de sa carrure massive qu’il associait si
bien avec une sensibilité et une douceur que je n’avais jamais vu
avant, ou si peu chez mes autres amis. De leurs carrières, qui me
faisaient passer des heures entières seul, à attendre leur retour.
Et même jaloux d’elle, de sa créativité, de sa façon de le
regarder et de l’étreindre. Je l’avais tellement imaginé vivant
seule que, pendant longtemps, j’ai eu du mal à gérer leurs élans
de tendresse. J’ai cru, et c’est normal, que mes sentiments pour
elle étaient trop fort et que je ne pourrais pas supporter de la
partager, que le fait d’être parmi eux si souvent me ferait
infiniment mal. Mais je suis revenu, soir après soir. J’ai appris
à le connaître, lui aussi, je l’ai vu évoluer, et en un mois
tout était oublié. Je les aimais tous les deux.
C’est
un travail constant d’équilibriste, je dois savoir être discret
pour ne pas les déranger, me fondre dans le décor pour que jamais
il ne me chasse, tout en ne perdant pas une seconde du temps qu’on
me donne.
Je
suis heureux quand je les vois s’embrasser sur le canapé, je ne
détourne pas la tête car je sais qu’ils veulent que je partage
ces instants où plus rien ne compte à part le fait d’être
ensemble, ici et maintenant. Ils sont en confiance avec moi, et je
chéris ce sentiment d’être une sorte de gardien qui peut veiller
sur leur amour.
Il
m’est souvent arrivé de partir quand un autre invité était là.
Collègue de travail, ami, frère, sœur ou je ne sais quoi d’autre
encore, j’enviais leurs discussions que j’imaginais, à leurs
visages rayonnants, si fabuleuses.
Mais
je sais que ces rires sont des façades qu’ils offrent aux autres
et que, lorsque la dernière bise est donnée et que la porte se
referme, je suis le seul à être encore admis. Le seul qui la voit
souffler, et on sourit car elle sait que j’ai compris à quel point
elle voulait aller dormir.
Il
arrête leur baiser pour se diriger vers moi. Il avance vers la baie
vitrée.
Insensible,
sans me voir, il tire le rideau et ferme avec lui, pour ce soir, ma
vision de rêve.
Je
reste tétanisé alors que j’ai horriblement envie de hurler.
Laisse-moi rester encore un peu, juste quelques minutes.
Je
me relève précautionneusement de mon poste de surveillance et je
quitte la haie le cœur lourd.
La
rue est déserte, et des larmes coulent le long de ma joue.
Nouvelle de Amalia Luciani
Street art, Paris
Nouvelle de Amalia Luciani
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