Ce matin encore il se
réveilla avant elle. Un faible rayon de lumière pénétrait dans
leur chambre d’hôtel à travers la petite brèche qu’il laissait
toujours entre les rideaux occultants. Il la regarda un instant puis
sortit du lit pour se rendre dans la salle de bains.
Tout en se rasant il pensait à la journée qui l’attendait. Il n’était pas vraiment enthousiaste mais il devait en passer par là.
Il n’était pas amateur d’art. Il reconnaissait volontiers le talent des artistes mais il n’avait jamais rien ressenti de particulier en arpentant les galeries d’un musée.
Ils formaient un couple tout à fait normal. De temps à autres ils organisaient une petite escapade sans leur fille. Quatre jours à Édimbourg, c’est tout ce dont ils disposaient pour casser la routine du quotidien.
Aujourd’hui elle avait planifié la visite de la Galerie Nationale d’Écosse, et pour être sûre de ne rien perdre elle avait engagé un guide.
Le petit déjeuner englouti ils se mirent en route. Il faisait volontiers l’effort. Si l’art ne le touchait guère, il était toujours ému de la voir admirer les chefs d’œuvre.
Diego Velázquez, il avait déjà entendu son nom, probablement vu des tableaux de son œuvre lors de visites antérieures. La vision de ce tableau avait attisé sa curiosité. Il avait été frappé par les mains de la vieille femme.
Ces mains façonnées par le labeur, témoignages d’une vie de dévotion. Ces mains qui avaient lavé tant de linge sur des pierres, nettoyé des boyaux dans l’eau glacée d’une fontaine alors que le froid du mois de janvier les transperçait. Elles avaient cultivé des jardins, transporté des paniers remplis de fruits, ramassé des tonnes de glands pour nourrir les cochons. Ces mains étaient celles de la traite, celles qui allumaient le feu, qui moulaient le café, préparaient les repas.
Elles étaient ces mains qui raccommodaient les habits, qui pansaient les plaies, les mains d’une mère qui rassurent et qui parfois peuvent aussi corriger.
Elles étaient aussi ces mains qui avaient étreint et qui gardaient la mémoire de la peau d’un mari disparu.
Assise là avec ses ustensiles de cuisine rangés devant elle, elle faisait frire des œufs. Elle était accompagnée d’un jeune garçon, vraisemblablement son dernier fils.
Tournée vers lui, coiffée d’un foulard blanc qui tombait sur ses épaules, elle semblait éreintée. Cependant son regard figurait encore une sorte de force ou plutôt d’espoir placé dans cet enfant émergeant de la pénombre.
Non mon fils tu ne connaîtras pas la vie que nous avons eue.
Elle aurait donné ses dernières forces pour que ses descendants vivent mieux qu’elle.
Il ne put s’empêcher de penser à ses grands-parents. Leurs deux générations étaient séparées par un trou béant et ils lui disaient toujours qu’il était né du bon côté.
Mais que diraient-ils aujourd’hui ?
Ces châtaigneraies abandonnées, ces jardins envahis par les ronces, ces villages désertés.
Ce monde individualiste gouverné par le profit et dénué de sens leur donnerait la nausée.
Lors de ses études de génie civil un professeur de management qu’il appréciait leur avait parlé des changeurs. Ces personnes qui, par leur simple apparition à un moment de nôtre vie la bouleversaient à jamais.
Se pouvait-il que ce tableau ait joué ce rôle ? Qu’il ait réveillé ses pensées profondes ?
Dans ce musée d’Édimbourg il décida qu’il n’en serait plus jamais ainsi. Il allait résister, il n’abreuverait plus cette bête qui les dissolvait de façon si insidieuse.
De retour chez lui il alla trouver son patron. Il lui exposa ses motivations, sa volonté de trouver une vie plus en accord avec ses convictions.
Tu as certainement raison. Mais comment paieras-tu ton crédit immobilier ? Et ta fille quel avenir veux-tu lui donner ? Tu devrais être raisonnable et continuer de faire ce que tu sais faire, ce pour quoi je te paie.
Le soir venu il ressassait encore cette conversation.
Et puis quoi encore ? Comme si j’avais besoin de ça maintenant. Il ne se rend pas compte de ce qu’il dit. Et c’est qu’il serait bien capable de me planter ce con.
Il finit par trouver le sommeil. Cette nuit là il rêva, un de ces songes où l’impression de réel est la plus forte. Il était dans le village où avait grandi son père, devant cette petite maison, il la connaissait. Il faisait si froid, ses sinus s’enflammaient à chaque inspiration. Tout était gelé à l’extérieur, il ressentait ce froid venu d’un vieux souvenir d’enfance, un froid comme on n’en voyait plus aujourd’hui.
Il ouvrit le petit portail, pénétra dans la cour et approcha de l’habitation. Il passa sous le cerisier nu et monta l’escalier. Il regarda à travers la fenêtre, la scène d’un repas de Noël s’offrait à lui.
La simplicité de tout ce qu’il pouvait observer le désarçonna, la table était dépourvue de décoration, un petit sapin orné de quelques boules et une guirlande trônait dans un coin de la pièce. Tous étaient attablés pour célébrer la venue au monde du Messie.
Il se réveilla. Souvent son père lui avait conté ces veillées de Noël dont il gardait un souvenir ému malgré des conditions de vie ingrates. Aussi rude que fût son enfance il conservait en lui la mémoire des sacrifices de ses parents.
Plusieurs nuits durant il aperçut en songe ces paysans qui avaient fait de lui ce qu’il était même si aujourd’hui il lui arrivait de dîner avec des députés ou des sénateurs. Il était comme possédé, incapable de penser à autre chose.
Quel est le sens de nôtre existence sinon de donner de bonnes conditions de vie à nos enfants ? Est-ce ce que nous sommes en train de faire ?
La solution à ses tourments s’imposait à lui, son employé disait vrai, il le savait lui aussi, l’avenir n’était pas radieux. Le monde était parti dans la mauvaise direction et un jour ou l’autre il allait falloir l’admettre ou bien le payer.
Ce fut à son tour d’aller trouver son employé.
J’ai une proposition à te faire, je t’offre mon soutien dans ton projet, à quoi bon amasser des fortunes si nous ruinons les générations futures ? Ce temps est révolu, ensemble changeons les choses.
Nouvelle de François Cucchi
Peinture, Vielle faisant frire des oeufs de Diego Vélasquez
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