Dès
son arrivée,
cet homme avait transformé la vie d'Akira. Il avait eu des exigences
et des requêtes particulières. Son alimentation et son
environnement de vie devaient relever des traditions ancestrales. Les
bentos
avaient été alors adoptés et avaient fait le bonheur de plus d'un.
On avait dû lui commander des tatamis pour revêtir le sol de sa
cellule. C'est là qu'on s'était rendu compte que les pièces
avaient été conçues à l'origine conformément à cette unité de
mesure. Il avait aménagé sa pièce selon la disposition Shugijiki
adoptée dans les salles de thé. Jusque-là, Akira ne s'était
jamais intéressé aux tatamis. Les maisons traditionnelles en
étaient revêtues, les temples, les dojos des arts martiaux et les
palais de thé aussi. Il le savait bien. Mais l'odeur que dégageait
un tatami de constitution ancienne l'avait toujours rebuté :
les
parfums entêtants de cette paille de riz ne semblaient jamais se
dissiper,
et s'asseoir à même le tatami pour boire son thé, prendre ses
repas, rouler son futon chaque nuit et le ranger le matin venu, tous
ces rites et modes de vie à l'ancienne lui étaient parfaitement
étrangers. Quand il s'était marié, ils avaient été d'accord avec
son épouse pour un aménagement moderne, avec du mobilier qui leur
donnait de la hauteur, qui ne les obligeait pas à faire et défaire
leur couche tous les soirs. Il avait été heureux ainsi. Mais ce
soldat dérangé était arrivé. Il paraissait si sensé, si cultivé,
et surtout si merveilleusement versé dans l'amour du Japon d'antan.
Un
jour,
l'homme avait modifié la disposition des tatamis en les tournant
tous dans le même sens. Akira s'était alors décidé à mettre le
nez dans un manuel ancien de cet art du tatami. La disposition
Bushugiki, avait-il appris, n'était utilisée que pour les tristes
événements et les funérailles. Sans chercher à comprendre cette
annonce funeste,
il s'était réjoui d'être désormais plus connaisseur en la
matière.
Il
était conscient que personne ne l'aimait,
cet homme. Personne ne s'approchait de sa cellule, personne ne
voulait y entrer pour lui donner ses plateaux repas. Mais lui s'était
attaché à ce fou et veillait sur lui à sa manière. Les derniers
temps,
il s'était inquiété. Que peut-il se passer dans la sa tête ?
Il ne parle plus, ne prononce plus jamais un seul mot.
Mais
si Akira s'était transposé dans sa tête,
il aurait été effrayé, nous-mêmes le serions pour moins que cela,
chers professeurs. Aussi, ne devrions-nous pas nous pencher sur ces
cas afin de concevoir des traitements et suivis adaptés aux vétérans
de guerre, comme les Américains ont su le faire ?
Comme
en écho à l'analyse du professeur,
Akira se mit à imaginer les pensées de l'homme, de cet homme qu'il
en était venu à révérer...
Des
nuits entières je l'ai observé. La première fois j'ai été attiré
par un mouvement. Subrepticement il s'était faufilé dans la
cellule. Moi qui rêvais d'en sortir depuis tant de jours, tant de
nuits, je me suis demandé ce qui l'avait attiré là. Entendez-moi
bien, j'étais un héros de guerre. Un homme digne, respectable. Un
homme qui avait œuvré à sauver le monde, à le rendre meilleur et
le dépouiller de ses infamies. Même les Allemands avaient été
stupéfaits par notre force et notre dévotion. Permettez-moi de vous
le dire, face à notre action exemplaire,
ils chiaient dans leur froc et vomissaient leur bile de soldats
faibles d'âme. Ils manquaient de conviction, c'était évident,
alors que nous, fiers de notre Soleil Levant,
n'étions jamais pris de doute. Aujourd'hui on parle de sac ou de
viol de Nankin, m'a-t-on dit. On m'a demandé si j'avais des regrets,
des remords, un sentiment de culpabilité. Ils sont fous. Je ne les
écoute pas. Allez m'expliquer pourquoi ils m'ont interné. Eux-mêmes
se rendent bien compte de leur erreur puisqu'ils ne m'ont jamais mis
de camisole ni fait sauter avec leurs électrochocs d'apaisement. Je
suis maître de moi-même. Parfaitement.
Alors
je m'intéresse à ce rongeur. Mon compagnon de cellule. Il fait
preuve d'une maîtrise et d'une constance proches de la mienne. Il ne
se laisse perturber par rien alentour.
Et
un beau jour j'ai compris. Il me suffisait de devenir lui pour faire
retour à mes origines. Pour me soustraire à cette humiliation
absurde. Il est venu à moi pour me montrer le chemin. Il attend que
mon enseignement soit parfait, et alors il m’emmènera avec lui
ailleurs, vers la liberté.
Je rentrerai chez moi, la tête haute et fier de n'avoir pas failli
dans ma tâche, celle d'exterminer ces hommes et ces femmes de race
inférieure. Oui, la guerre était sino-japonaise, mais elle était
mondiale aussi. Nous étions nombreux à comprendre que la masse doit
être purgée de ses éléments faibles. Vous me suivez, n'est-ce
pas ?
Vous
me suivez,
chers confrères ? Écoutons le témoignage du gardien de cellule qui
a attentivement observé le comportement de ce soldat. Parlez Akira,
dites-nous quelles ont été vos observations dans les derniers temps
de son incarcération.
Cela
faisait des semaines que ça durait,
professeur. Je lui voyais une attitude étrange. Il était
constamment plongé dans ses pensées et la seule chose qui
l'intéressait au dehors était ce rat qui se trouvait dans sa
cellule. J'avais bien essayé de l'en débarrasser mais il s'était
mis en colère, ce qui ne lui était pas coutumier. Alors j'avais
laissé faire,
pensant que cela relevait de pensées ou de rites anciens, comme il
semblait les connaître si bien, les tenir en haute estime.
Le
dernier jour, la dernière fois que je l'ai vu, ce jour où j'ai
demandé à être démis de mes fonctions, son comportement était
devenu simplement incompréhensible. Depuis quelque temps déjà,
il s'était mis à imiter le rat. Il rampait par terre, adoptait la
posture du rongeur. Comme tout ce qu'il avait entrepris dans sa vie,
il avait l'intention d'exceller,
je présume. Et ce jour-là,
j'ai vu qu'il y était parvenu. On n'aurait su distinguer le rat de
l'homme. Ils étaient côte à côte, leurs deux crânes se
touchaient dans une sorte de communion hors de l'ordinaire. Ils
étaient tous deux à ras le sol, sur l'un
des tatamis.
Les
larmes se mirent à perler dans les yeux d'Akira, comme ce matin-là
quand il avait été témoin de la scène. Sa voix se mit à
trembler.
Dites-nous
ce que vous avez vu,
Akira. Que faisait cet ancien officier qui avait pris part aux
massacres de Nankin ?
Il
s'était transformé en rat professeur. Et les deux rats étaient en
train de ronger les fils du tatami. On aurait dit qu'ils cherchaient
à disparaître dans cette étendue de paille de riz et de joncs
épars, finement entrelacés pour constituer ce tatami traditionnel,
symbole de l'ancien temps. Étrangement la tâche rouge qui s'était
diluée dans la paille tressée gorgée de l'écoulement de sa bouche
ensanglantée faisait penser à une lueur de soleil levant.
Nouvelle de Yassi Nasseri
Peinture de Li Hu
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