samedi 14 décembre 2019

Sweet Molly, de Florence Vizet


(Vous pourrez lire cette nouvelle en langue corse, traduite par Marc Biancarelli, en cliquant ici.)

Elle est brune à la peau claire et sa poitrine généreuse révèle sa douceur.

Elle avance dans les artères de Dublin, poussant sa charrette dont on suit l’effluve de rue en rue. Elle harangue le passant, comme ses parents le lui ont appris.
“Mes coques, mes moules, bien fraîches !”
Son tablier est couvert de sang, ses doigts imprégnés de l’odeur. Ces poissons qu’elle doit ouvrir, vider, écailler lui répugnent. Ses mains sont gercées par l’eau froide, abîmées à force de travailler. Elle est une fille de la rue, pas une de ces nouvelles bourgeoises qu'elle croise, vêtues de laine, de soie et de dentelle.

Son corps, elle le vend chaque soir, comme son poisson, au premier passant.

La première fois, elle était toute jeune. Il l’avait prise dans un coin de rue, en quelques minutes, plaquée contre un mur. La soudaineté l’avait empêché de crier, de bouger. Juste cette douleur vive, forcée, déchirée par son membre chaud, mou et dur à la fois. Il est parti aussi vite qu’il l’a pénétrée. Elle a repris son chemin, comme si de rien n'était, comme si elle avait imaginé, inventé.

Des gamines des rues à l’innocence volée, on en trouve dans les rues de la capitale. Cette ville, digne et froide, est envahie par la sauvagerie. Elle a été la scène de tant d’affrontements sanglants, et l’opulence y côtoie la plus grande désolation.

Elle ne peut s’empêcher d’aimer ce bébé, né rond et souriant. Ressemble-t-il à son père ? Ses petits seins engorgés lui font mal. Il la tête et la soulage et ils ne font qu’un.

Mais ils sont deux maintenant, alors chaque soir, les soldats anglais lui rendent visite. Elle assouvit les besoins de ces protestants loin de chez eux. Ils la prennent sur leurs genoux, lui disent des mots doux, lui promettent de se fiancer. Pour leur plaire, elle se frotte à la pierre ponce pour estomper l'odeur du poisson.

Ils lui racontent comment ils s’emparent de leurs terres. Ils veulent exploiter, cultiver cette nature encore vierge, ces collines, ces marécages, ces forêts. “Ah vous, les Irlandais, vous êtes si paresseux”. Mais ils aiment leur terre encore belle et sauvage, ces vastes étendues dont la lumière varie, ces rivières agitées, ces roches découpées.

Ses compatriotes désespérés, sales et alcoolisés la traitent comme une putain, comme un exutoire de leur vie malmenée. Elle a appris. « Elle sait faire, elle est douée, la petite Molly ». Elle se sent si sale, peut-être est-ce ces relents de bière, de sueur, et de tabac. Alors, après chaque nuit, elle se sert de la pierre ponce encore une fois.

La neige a recouvert les toits de la ville, comme apaisée. Il fait froid, un froid glacial et humide. Elle est seule, allongée sur son matelas de paille, le couffin est vide et aucun galant n’est à ses côtés. Son corps encore jeune et lisse est parcouru de frissons. Elle a soif et son esprit commence à divaguer. Peut-être le monde est-il plus beau et plus doux là-haut, comme l’a dit le curé.

Sweet Molly est enfin délivrée.

Nouvelle de Florence Vizet

Peinture, La belle irlandaise de Gustave Courbet


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