(Vous pourrez lire cette nouvelle en langue corse, traduite par Marc Biancarelli, en cliquant ici.)
Elle est brune à la peau claire et sa poitrine généreuse révèle sa douceur.
Elle est brune à la peau claire et sa poitrine généreuse révèle sa douceur.
Elle avance dans les
artères de Dublin, poussant sa charrette dont on suit l’effluve de
rue en rue. Elle harangue le passant, comme ses parents le lui ont
appris.
Son tablier est couvert
de sang, ses doigts imprégnés de l’odeur. Ces poissons qu’elle
doit ouvrir, vider, écailler lui répugnent. Ses mains sont gercées
par l’eau froide, abîmées à force de travailler. Elle est une
fille de la rue, pas une de ces nouvelles bourgeoises qu'elle croise,
vêtues de laine, de soie et de dentelle.
Son corps, elle le vend
chaque soir, comme son poisson, au premier passant.
La première fois, elle
était toute jeune. Il l’avait prise dans un coin de rue, en
quelques minutes, plaquée contre un mur. La soudaineté l’avait
empêché de crier, de bouger. Juste cette douleur vive, forcée,
déchirée par son membre chaud, mou et dur à la fois. Il est parti
aussi vite qu’il l’a pénétrée. Elle a repris son chemin, comme
si de rien n'était, comme si elle avait imaginé, inventé.
Des gamines des rues à
l’innocence volée, on en trouve dans les rues de la capitale.
Cette ville, digne et froide, est envahie par la sauvagerie. Elle a
été la scène de tant d’affrontements sanglants, et l’opulence
y côtoie la plus grande désolation.
Elle ne peut s’empêcher
d’aimer ce bébé, né rond et souriant. Ressemble-t-il à son père
? Ses petits seins engorgés lui font mal. Il la tête et la soulage
et ils ne font qu’un.
Mais ils sont deux
maintenant, alors chaque soir, les soldats anglais lui rendent
visite. Elle assouvit les besoins de ces protestants loin de chez
eux. Ils la prennent sur leurs genoux, lui disent des mots doux, lui
promettent de se fiancer. Pour leur plaire, elle se frotte à la
pierre ponce pour estomper l'odeur du poisson.
Ils lui racontent comment
ils s’emparent de leurs terres. Ils veulent exploiter, cultiver
cette nature encore vierge, ces collines, ces marécages, ces forêts.
“Ah vous, les Irlandais, vous êtes si paresseux”. Mais ils
aiment leur terre encore belle et sauvage, ces vastes étendues dont
la lumière varie, ces rivières agitées, ces roches découpées.
Ses compatriotes
désespérés, sales et alcoolisés la traitent comme une putain,
comme un exutoire de leur vie malmenée. Elle a appris. « Elle sait
faire, elle est douée, la petite Molly ». Elle se sent si
sale, peut-être est-ce ces relents de bière, de sueur, et de tabac.
Alors, après chaque nuit, elle se sert de la pierre ponce encore
une fois.
La neige a recouvert les
toits de la ville, comme apaisée. Il fait froid, un froid glacial et
humide. Elle est seule, allongée sur son matelas de paille, le
couffin est vide et aucun galant n’est à ses côtés. Son corps
encore jeune et lisse est parcouru de frissons. Elle a soif et son
esprit commence à divaguer. Peut-être le monde est-il plus beau et
plus doux là-haut, comme l’a dit le curé.
Sweet Molly est enfin
délivrée.
Nouvelle de Florence Vizet
Peinture, La belle irlandaise de Gustave Courbet
Peinture, La belle irlandaise de Gustave Courbet
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