Cet
endroit revenait en elle seulement quand il se trouvait au plus vif
de la chaleur, dans cet écrasement du cœur de l’été. Elle
l’avait pourtant connu lorsque la pluie dans sa verticalité
glaciale l’inondait ou quand la rage du vent d’hiver le faisait
plier.
Et cette journée-là arriva. La veille il l’avait questionnée, obsessionnel : où étais-tu ? Avec qui ? où étais - tu ? avec qui ? elle l’avait, comme d’habitude, rassuré. Mais submergé par sa jalousie, enfoncé dans son délire, une fois de plus, il ne l’avait pas crue. Elle ne savait pas qu’il avait déjà préparé sa mise à mort. Le lendemain elle fut étonnée de son calme, ses gestes étaient lents, son regard impassible ; troublée, elle ne savait comment interpréter cela, l’image d’un tigre s’imposa à elle ; silencieux, sûr de lui, patient, car la proie était déjà ferrée et sacrifiée. Surtout ne rien dire, attendre… Le déjeuner se passa dans la gaîté, puis, il s’était approché d’elle et avait doucement murmuré : aujourd’hui est ton dernier jour, regarde le ciel et les arbres pour la dernière fois, regarde tes enfants pour la dernière fois, il avait ajouté, égrenant chaque mot : là où tu vas tu n’as besoin de rien, car tu vas mourir.
Mais,
seule, la chaleur intense le ressuscitait dans les recoins de sa
mémoire.
Il
n’était pas visible de la route, non, il fallait descendre un
chemin poussiéreux où un vieil âne ahuri par le soleil la
dévisageait de son œil suppliant. Le chemin était interminable…
mais, soudain, il s’offrait à elle, ce bout de terre, son bout de
terre, une parcelle de son âme qu’on avait pourtant voulu broyer.
Elle le ressentait avant même de le voir, de poser les pieds sur son
tapis d’aiguilles de pin séchées, mordorées, qui recouvrait de
façon uniforme le sol sauf à l’endroit précis où quelques
vaches, la nuit, elle entendait leur souffle, avaient l'habitude de
passer pour rejoindre le point d’eau le plus proche. Les pins
immenses étaient des sentinelles éreintées par la chaleur,
littéralement éventrés par elle et les craquements sourds qu’ils
émettaient alors surgissaient du plus profond de la terre.
Ce
bruit, elle le savait serait en elle pour toujours ; indicible,
terrible, une plainte, un cri. Les chênes et les bruyères figés
par l’incandescence du mois d’août dissimulaient un puits
naturel qui autrefois alimentait une vigne ; le goût sucré des
grappes de raisin écrasées entre ses doigts l’envahit. Une énorme
couleuvre noire en avait fait son abri. Cette gardienne longiligne et
féroce se dressait devant quiconque osait enjamber son antre pour
rejoindre la petite clairière qui clôturait le terrain. Était-ce
un présage ? Elle savait bien qu’il se passerait quelque chose ici
; elle disait « quelque chose » car elle ne savait pas
désigner autrement le sentiment qui s’emparait d’elle quand
elle percevait la respiration de la terre qui lui disait qu’un
jour elle devrait fuir cet endroit et que le ciel, ce jour-là,
deviendrait rouge sang. Dans la journée, les enfants construisaient
des cabanes éphémères, essaimaient des seaux et des pelles et
leurs dessins qui volaient au gré du vent venaient se poser
tels des papillons sur les herbes roussies. Un très vieux van qui
comptait un nombre inestimable de kilomètres avait achevé ses
pérégrinations devant deux énormes rochers qui marquaient les
limites du terrain. Il les abritait la nuit, mais aussi certaines
journées quand des nuages bleutés qui traversaient paresseusement
le ciel étaient éventrés par de chaudes averses. Cependant, une
sourde angoisse la tenaillait car elle savait bien que la couleuvre
noire n’était pas la gardienne des lieux ; c’était lui le
maître, le souverain de ce royaume de verdure et de beauté ;
imprévisible dans ses humeurs et dans ses gestes quand la caresse se
transformait en un poing serré. Il avait établi sa loi et ses
décisions étaient irrévocables. Parfois, quand il jouait de la
guitare ou préparait le feu dans le brasero en pierre qu’il avait
construit de ses propres mains, elle baissait la garde, essayait de
croire au bonheur et tentait de faire taire cette voix qui,
inlassablement, lui annonçait la tragédie à venir. Mais, quand, la
guitare s’arrêtait, le regard changeait, les enfants se
figeaient elle savait alors que le pire se produirait.
Et cette journée-là arriva. La veille il l’avait questionnée, obsessionnel : où étais-tu ? Avec qui ? où étais - tu ? avec qui ? elle l’avait, comme d’habitude, rassuré. Mais submergé par sa jalousie, enfoncé dans son délire, une fois de plus, il ne l’avait pas crue. Elle ne savait pas qu’il avait déjà préparé sa mise à mort. Le lendemain elle fut étonnée de son calme, ses gestes étaient lents, son regard impassible ; troublée, elle ne savait comment interpréter cela, l’image d’un tigre s’imposa à elle ; silencieux, sûr de lui, patient, car la proie était déjà ferrée et sacrifiée. Surtout ne rien dire, attendre… Le déjeuner se passa dans la gaîté, puis, il s’était approché d’elle et avait doucement murmuré : aujourd’hui est ton dernier jour, regarde le ciel et les arbres pour la dernière fois, regarde tes enfants pour la dernière fois, il avait ajouté, égrenant chaque mot : là où tu vas tu n’as besoin de rien, car tu vas mourir.
Il
ôta un à un ses bijoux, s’empara du roman qu’elle tenait à la
main et les écrasa avec une fureur contenue dans le sol. Puis
il l’assit brutalement, saisit une pierre à aiguiser et marqua son
visage d’une croix, sous les yeux effarés des enfants.
Le
geste avait été vif et précis, elle le regarda alors dans les yeux
et le premier coup partit dans un déchaînement de violence. Elle
titubait, tombait, se relevait. Il frappait, frappait, avec ses
pieds, ses poings ; parfois il l’asseyait de nouveau : avoue !
avoue ! Ordonnait-il. Mais, avouer quoi ? Que dire pour le calmer ?
Et les coups redoublaient. Elle ne sentait rien car sa seule
obsession était que les enfants fuient cet enfer. Mais, malgré ses
supplications ils restaient près d’elle, pétrifiés, et
assistaient à son supplice.
Il
avait maintenant saisi une hachette et la tailladait de toutes parts.
Son corps était devenu une rivière de sang. Dans son agonie elle
entendait le braiment déchirant de l’âne qui criait son
désespoir. Depuis combien de temps s’acharnait-il sur elle ? Puis,
la lame déchira une artère et à chaque battement de son cœur un
jet couleur rubis s’éleva vers le ciel, maintenant parsemé de
taches noires. Elle se souvint de l’odeur du sang qui ruisselait
sur la fougère, elle se souvint ;aussi de son regard, car il
l’observait se vider de son sang. Il l’observait avec un mélange
de curiosité, de douceur et même de compassion. Le temps s’était
arrêté. Il prononça ces mots : je t’aime tellement… mais il
faut que tu meures maintenant. Enfin la délivrance, elle fut
soulagée. Alors qu’il allait lui porter le coup fatal, un pin
craqua avec une telle force qu’il se retourna surpris par la
puissance du bruit. A ce moment-là il lui offrit son dos et à ce
même instant elle vit un long couteau près du brasero. Dans un
dernier sursaut elle s’en empara et le planta jusqu’à la garde
entre les deux omoplates. Pas un cri. Il se retourna vivement, la
regarda et s’effondra l’entraînant dans sa chute sur le tapis
d’aiguilles mordorées. Alors, le ciel rouge sang les engloutit.
Nouvelle de Mady Vicensini
Peinture de Fabienne Deguines
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