Les hautes herbes me
fouettent les hanches. Chacun de mes pas prolonge le sillon que
j’ouvre dans cette étendue vierge. J’allonge ma foulée. Cent
pas, malgré mes poumons en feu, malgré l’acide qui commence à
irriguer mes cuisses, cent pas d’avance, c’est tout ce que je
peux faire, c’est ce que je dois maintenir à tout prix. Si je me
retourne, je sais que je vais perdre mes moyens. Je vais le voir à
ma poursuite, le cornet à poudre en main, en train de recharger.
Cent pas, c’est tout ce que j’ai.
J’ai l’impression
qu’on court depuis des heures. Il ne me lâche pas. Lui aussi
s’économise, c’est une course au long terme, on le sait tous les
deux. Le premier qui faiblit a perdu. À cent pas, il pourrait me
toucher. Mais pour ça, il faudrait qu’il s’arrête, qu’il
mette en joue, qu’il calme sa respiration et les battements de son
cœur. Qu’il vise. Il n’aurait qu’une seule chance, il le sait
très bien. S’il manque, il ne pourra plus me rattraper. Mon frère,
lui, serait capable de tirer en courant et faire mouche, mais
personne n’est aussi fort que Deux-Aigles. Ni aussi brave. J’aurais
dû l’écouter au lieu d’insister pour venir épier le campement
des colons. Et maintenant Deux-Aigles est mort parce qu’il a tenu à
m’accompagner, et moi j’essaie d’échapper à l’homme qui lui
a fait exploser le crâne. J’ai tout abandonné derrière moi, le
cadavre de mon frère, le fusil qui venait de mon père, et mes
certitudes sur l’invincibilité de notre sang. Et je cours comme un
perdu en direction d’une lisière qui semble impossible à
atteindre. J’aurai peut-être une chance si j’arrive jusqu’aux
arbres, s’il ne m’a pas logé avant une balle entre les épaules.
Un seul trait fend la
plaine, une saignée unique dans l’herbe folle où deux points
minuscules filent l’un après l’autre à cent pas de distance.
Plus avant, une pente boisée marque la rupture de plan, la limite
sur laquelle le sillon changera forcément de nature, de trajectoire,
se divisera peut-être. Soudain, le poursuivant s’arrête. Il
expire deux fois, et épaule calmement. L’écart entre eux grandit
rapidement.
Qui est-il ? Je n’en
sais rien, ils se ressemblent tous. Il doit avoir mon âge, avec des
nerfs plus solides que les miens. Mon frère non plus ne l’a pas
senti venir. On pensait être discrets, tapis dans la mousse, à
observer leurs allées et venues autour du feu. On comptait les
fusils. Quand le coup a claqué, la tête de mon frère a tressauté
juste à côté de moi et j’ai reçu son sang en plein visage. Sa
tête est retombée et il est resté le nez planté dans la mousse.
Je n’ai même pas vu ses yeux. Je savais qu’il était déjà
mort. La terreur m’a saisi, je n’ai pensé qu’à m’enfuir.
J’aurais pu prendre le fusil que la main inerte de Deux-Aigles
agrippait toujours, j’aurais pu le viser avant qu’il recharge,
j’aurais pu le tuer pour venger mon frère et revenir en brave,
j’aurais pu… Au lieu de ça je cours, et je dois courir encore.
Les arbres se
rapprochent, maintenant ils grossissent à vue d’œil. Plus que
quelques pas et je pourrai me cacher, souffler un peu, tenter de
brouiller ma piste.
Une détonation. Mon
épaule est happée vers l’avant en me faisant tournoyer sur
moi-même. Je m’affale au pied des premiers troncs, une douleur
terrible me signifiant pourtant que je suis encore en vie. J’ai
l’impression qu’on m’a arraché le bras gauche, mais il est
toujours là, pendant et baigné de sang. Je réfléchis à toute
vitesse. Si je reste baissé, il peut penser que je suis mort, ne pas
recharger de suite et s’approcher confiant… Je n’y crois pas
moi-même. Je rampe pour gagner le couvert. La trainée de sang que
je laisse derrière moi est plus facile à suivre qu’une piste de
buffle.
Je suis étonné de ne
plus avoir peur, j’ai retrouvé la lucidité qui m’a tant fait
défaut tout à l’heure. Un peu tard pour m’être vraiment utile,
si ce n’est pour avoir du regret. Adossé à un pin, je me repose
enfin. Mes forces m’ont quitté. C’est comme ça que je veux me
tenir pour rejoindre mon frère et mes ancêtres, contre un arbre, en
regardant la mort venir à moi au lieu d’attendre qu’elle me
frappe dans le dos. Je vois le sang s’écouler de mon bras, devenir
un ruisseau qui dévale la pente. Son flot l’emportera, lui et tous
les siens, il les noiera et les disloquera dans un torrent furieux.
Ils iront nourrir le sol qu’ils ont profané.
Il s’avance vers moi.
Se tient à trois pas. Le scalp dégoulinant de mon frère pend à sa
ceinture comme un trophée de chasse. Il m’observe un instant,
l’air absent. Indifférent. J’aurais préféré sa haine. Quand
sa lame entame le cuir vif de mon front je sais que je n’aurai même
pas droit au coup de grâce.
Territoire des Lakotas
des Grandes Plaines, 8 mai 1769
Nouvelle de Jean-Michel Neri
Peinture de James Ayers
Beau texte ! Pas étonné de la part de JM Neri !
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