mardi 17 décembre 2019

Cent pas, de Jean-Michel Neri


Les hautes herbes me fouettent les hanches. Chacun de mes pas prolonge le sillon que j’ouvre dans cette étendue vierge. J’allonge ma foulée. Cent pas, malgré mes poumons en feu, malgré l’acide qui commence à irriguer mes cuisses, cent pas d’avance, c’est tout ce que je peux faire, c’est ce que je dois maintenir à tout prix. Si je me retourne, je sais que je vais perdre mes moyens. Je vais le voir à ma poursuite, le cornet à poudre en main, en train de recharger. Cent pas, c’est tout ce que j’ai.
J’ai l’impression qu’on court depuis des heures. Il ne me lâche pas. Lui aussi s’économise, c’est une course au long terme, on le sait tous les deux. Le premier qui faiblit a perdu. À cent pas, il pourrait me toucher. Mais pour ça, il faudrait qu’il s’arrête, qu’il mette en joue, qu’il calme sa respiration et les battements de son cœur. Qu’il vise. Il n’aurait qu’une seule chance, il le sait très bien. S’il manque, il ne pourra plus me rattraper. Mon frère, lui, serait capable de tirer en courant et faire mouche, mais personne n’est aussi fort que Deux-Aigles. Ni aussi brave. J’aurais dû l’écouter au lieu d’insister pour venir épier le campement des colons. Et maintenant Deux-Aigles est mort parce qu’il a tenu à m’accompagner, et moi j’essaie d’échapper à l’homme qui lui a fait exploser le crâne. J’ai tout abandonné derrière moi, le cadavre de mon frère, le fusil qui venait de mon père, et mes certitudes sur l’invincibilité de notre sang. Et je cours comme un perdu en direction d’une lisière qui semble impossible à atteindre. J’aurai peut-être une chance si j’arrive jusqu’aux arbres, s’il ne m’a pas logé avant une balle entre les épaules.

Un seul trait fend la plaine, une saignée unique dans l’herbe folle où deux points minuscules filent l’un après l’autre à cent pas de distance. Plus avant, une pente boisée marque la rupture de plan, la limite sur laquelle le sillon changera forcément de nature, de trajectoire, se divisera peut-être. Soudain, le poursuivant s’arrête. Il expire deux fois, et épaule calmement. L’écart entre eux grandit rapidement.

Qui est-il ? Je n’en sais rien, ils se ressemblent tous. Il doit avoir mon âge, avec des nerfs plus solides que les miens. Mon frère non plus ne l’a pas senti venir. On pensait être discrets, tapis dans la mousse, à observer leurs allées et venues autour du feu. On comptait les fusils. Quand le coup a claqué, la tête de mon frère a tressauté juste à côté de moi et j’ai reçu son sang en plein visage. Sa tête est retombée et il est resté le nez planté dans la mousse. Je n’ai même pas vu ses yeux. Je savais qu’il était déjà mort. La terreur m’a saisi, je n’ai pensé qu’à m’enfuir. J’aurais pu prendre le fusil que la main inerte de Deux-Aigles agrippait toujours, j’aurais pu le viser avant qu’il recharge, j’aurais pu le tuer pour venger mon frère et revenir en brave, j’aurais pu… Au lieu de ça je cours, et je dois courir encore.
Les arbres se rapprochent, maintenant ils grossissent à vue d’œil. Plus que quelques pas et je pourrai me cacher, souffler un peu, tenter de brouiller ma piste.
Une détonation. Mon épaule est happée vers l’avant en me faisant tournoyer sur moi-même. Je m’affale au pied des premiers troncs, une douleur terrible me signifiant pourtant que je suis encore en vie. J’ai l’impression qu’on m’a arraché le bras gauche, mais il est toujours là, pendant et baigné de sang. Je réfléchis à toute vitesse. Si je reste baissé, il peut penser que je suis mort, ne pas recharger de suite et s’approcher confiant… Je n’y crois pas moi-même. Je rampe pour gagner le couvert. La trainée de sang que je laisse derrière moi est plus facile à suivre qu’une piste de buffle.
Je suis étonné de ne plus avoir peur, j’ai retrouvé la lucidité qui m’a tant fait défaut tout à l’heure. Un peu tard pour m’être vraiment utile, si ce n’est pour avoir du regret. Adossé à un pin, je me repose enfin. Mes forces m’ont quitté. C’est comme ça que je veux me tenir pour rejoindre mon frère et mes ancêtres, contre un arbre, en regardant la mort venir à moi au lieu d’attendre qu’elle me frappe dans le dos. Je vois le sang s’écouler de mon bras, devenir un ruisseau qui dévale la pente. Son flot l’emportera, lui et tous les siens, il les noiera et les disloquera dans un torrent furieux. Ils iront nourrir le sol qu’ils ont profané.

Il s’avance vers moi. Se tient à trois pas. Le scalp dégoulinant de mon frère pend à sa ceinture comme un trophée de chasse. Il m’observe un instant, l’air absent. Indifférent. J’aurais préféré sa haine. Quand sa lame entame le cuir vif de mon front je sais que je n’aurai même pas droit au coup de grâce.

Territoire des Lakotas des Grandes Plaines, 8 mai 1769


Nouvelle de Jean-Michel Neri

Peinture de James Ayers

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