jeudi 26 décembre 2019

Complainte de la blanche biche, de Sarah Le Berre Albertini


L'odeur d'humus frais envahit son nez et sa bouche. Elle est étendue depuis des heures sur son lit de mousse. Peu à peu, elle distingue les feuilles des arbres qui se balancent doucement au gré du vent, et trouve ça beau. Ces grands arbres au-dessus d’elle sont majestueux. Ils se découpent sur le ciel étoilé, ils font ce lien entre l’ici et l’ailleurs. Ces arbres, c’est son temple à elle.
La vie reprend, le sang vient taper dans ses veines, elle déglutit.
Toutes les sensations de conscience sont si vite perturbées. Ça n’arrête pas, c’est si bruyant : les oiseaux, les insectes volants et puis les rampants, la nature ne permet pas le répit, sinon tu es phagocytée.
Au bout de quelques minutes, Marguerite a trouvé la force de se relever. Elle va chercher au sol, ramasse du trèfle et de l’ail sauvage et les porte directement à sa bouche. Elle s’inspecte le corps, elle n’a pas de blessures, quelques griffures qui cicatriseront vite.
Marguerite n’aime pas la couture et ne s’intéresse pas aux médisances. Alors elle reste discrète et préfère rester en dehors des conversations, ce qui fait d'elle la cible privilégiée des ragots. Elle aime cuisiner, biner aux champs et nourrir les lapins. Elle n’aime pas plumer et vider le gibier que ramène Renaud, avec suffisance. Lorsqu’elle tient un faisan mort sur ses jambes, elle ne peut s’empêcher d’éprouver de la tristesse, puis au fur et à mesure de l’ouvrage, le faisan se transforme en bout de viande appétissante et elle se dit qu’elle-même ne sera un jour qu’un bout de viande morte.
Elle avait bien failli cette nuit-là, être la proie des chasseurs. Elle les avait flairés pourtant, bien avant qu’ils n’arrivent, mais la forêt devient vite un piège lorsque les rabatteurs sont efficaces. Elle a trouvé refuge au plus profond de la forêt et a attendu sa transformation.
Maintenant il faut qu’elle retrouve son chemin, il faut qu’elle arrive à la ferme avant l'aurore. Elle ne court pas aussi vite le jour que la nuit. La nuit elle est légère, puissante, à l’affût. Le jour elle est avec ces chasseurs, la nuit elle les fuit. Elle écoute juste ce qu'il faut pour s'organiser, pour leur échapper au mieux.
De retour à la ferme, une nouvelle journée de labeur l’attend.
« Où qu'elle était encore la goton ? » lance la cuisinière.
Cela déclencha un fou rire général, on s'est aperçu de son absence.
Marguerite baisse la tête et se précipite sur son ouvrage en attendant que l'on veuille bien l'oublier. Traquée la nuit, traquée le jour, Marguerite ne trouve de réconfort qu'auprès de la sage-femme du village. C'est elle qui l'a mise au monde, lorsqu'elle a déchiré le ventre de sa mère. Elle était alors dans sa forme primitive et innocente, puis au petit jour est devenue un nourrisson.
- Qu'avez-vous à soupirer ma blanche Marguerite ?
- Ma mère, vous le savez, j'ai bien trop d'ire en moi.
- Ma fille, vous être tout à la fois le prédateur et la proie, vous devez accepter votre nature.
Cette nouvelle lune, Marguerite s'abreuvait au cours d'eau quand elle entendit les cornets de cuivre. Une attente interminable et terrifiante mais Marguerite ne voulait plus fuir et patienta jusqu'à entendre des flèches fendre l'air.
Elle fut frappée, de plusieurs de ces flèches et s'écroula au sol. La douleur fut lente, elle sentit ces tiges de bois dans son cœur et son sang qui coulait sur le sol. Son regard était porté vers les feuillages des arbres, qui dansaient comme à l'accoutumé. Les voix des hommes devinrent peu à peu un lointain écho. Et dans un dernier souffle, Marguerite trouva enfin la paix.
Le dépouilleur s'approcha, il coupa le ventre encore chaud de la biche, et à tirer son couteau, ses membres en quartiers. Soudain il se releva avec effroi :
- C'est qu'elle a le cheveu blond … et le sein d'une fille ?!
Il crut devenir fou alors il préféra terminer son dessein avec hâte.
Le jour même à table, Marguerite fut la première assise, sa tête dans le plat. Son sang, répandu par toute la cuisine et sur les noirs charbons, sa chair, ses os embaumèrent l'air d'un fumet particulièrement appétissant.

Nouvelle de Sarah Le Berre Albtertini

Peinture de Carine Manjoo


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