dimanche 15 décembre 2019

D'une chanson désarmée, d'Edwige Biancarelli

Une Guiness. Encore une. Pour avaler la mort, celle de deux gosses cette fois.
Dolores O’ Riordan ne voyait plus personne, plus rien dans ce Pub enfumé de Londres où pourtant tous, et elle en tête, brassaient la fête quasi tous les soirs depuis une semaine en musique grunge ou rock.
Mais les habitués eux aussi sous le choc, l’observaient, et le tableau de cette fille, regard vide, épaules basses et mains ouvertes en même temps que mortes, en rajoutait à la terrible nouvelle que la télé hurlait derrière le comptoir.
Au centre commercial de Warrington, à deux pas, pour le premier jour du printemps, des bombes avaient encore frappé, celles de l’Armée Irlandaise Républicaine provisoire cette fois, tuant notamment deux innocents de 12 et 3 ans, Jonathan Ball et Tim Parry.
Son vertige emportait la jeune chanteuse hébétée et ni l’alcool ni sa foi chrétienne ne pouvaient l’apaiser dans ce moment. Sa tête ne lui martelait qu’Attentat pour Attentat, et plus rien n’avait de sens ni de fin.
Chez elle à Limerick pendant les repas de famille, on débattait passionnément et souvent de peine de mort pour tout poseur de bombes… Seule Erin, l’amie de toujours, ébranlait parfois Dolores dans ses convictions, avec ses idées de féministe, au sujet de l’avortement notamment, elle qui avait dû s’exiler en France parce qu’elle se trouvait trop jeune pour être mère. Cette histoire avait bien failli causer la fin de leur amitié d’ailleurs parce que pour la catholique Dolores, la vie était sacrée, « au dessus de tout !», criait-elle. Heureusement Erin savait toujours trouver les mots pour la faire redescendre et les pires colères pouvaient basculer de plaisanteries en fous rires avec autant de fougue
« Oh keep cool oh ! avec ce nom là, « Dolores » : Tu te chales toutes les douleurs du pays à toi toute seule! »

Mais aujourd’hui, aucune discussion n’avait lieu d’être, deux enfants nés pour vivre, étaient tombés et ne débattraient plus de rien, jamais.
Sa dernière bière engloutie elle sortit soudain de son asphyxie. Et elle la vomirait comme la montée sans fin de la violence.
Se levant brusquement elle tituba, bousculant table, chaise et serveur sur son passage. Elle était partie sans manteau ni sac, mains en avant, nausée en poitrine.

Reconstruire. Dénoncer les tueurs, aussi bien vendeurs d’armes que menteurs politiques… tous des zombies. Eux par qui tous les civils, vivants ou s’arrêtant de vivre, sous les flingues et les bombes devenaient… des zombies.
Transpirante de larmes et trempée par la pluie, ses yeux fous ruisselaient d’idées folles mais ses pas décidés la portaient.

Écrire. Même pétrie de doutes et sans toutes les clés, un chant pour ces enfants, contre l’assassinat, qui briguerait la vie, furieusement. Elle ne prendrait pas d’armes parce qu’il fallait un chant, renaître de ces cendres.
La pluie qui redoublait dehors accélérait encore sa détermination. Flics et barrages évités, elle courait maintenant dans le même sens que la rivière, le long de River Road, ignorant flaques de boue et tâches de sang pour remonter jusqu’à Fountain’s Hotel dont la façade idiote narguait toujours les passants avec ses joyeux angelots.
Bien qu’elle grimpât quatre à quatre les marches pour atteindre sa chambre, c’est là qu’elle retrouva son souffle et sut, que sa chanson, était prête : « Zombies », elle en avait le titre, enragée et coûte que coûte désarmée.

Nouvelle de Edwige Biancarelli


Peinture murale, Belfast

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