Elle
fit mine d’allumer sa cigarette, attendant ses protestations. Ce
coup-ci, son homme ne dit rien. Pire, pour la première fois en vingt
ans de vie commune, il la lui enleva des lèvres, saisit son briquet
doré et l’alluma lui-même. Des années qu’il n’avait pas fait
ça, depuis l’adolescence, probablement. Il prônait un mode de vie
sain, et le tabac détruisait ses papilles gustatives, disait-il.
Erik inhala un grand coup, toussa un peu, aussi. Aujourd’hui,
c’était particulier.
Ils
étaient sortis sur la terrasse avec un verre de leur grand cru. Une
bouteille pour des mets raffinés, leur grande faiblesse. Une de
celles que le couple gardait pour les occasions spéciales. Demain, à
l’aube, on viendrait les arrêter. Les bouteilles que l’on garde
pour les occasions spéciales font l’affaire des occasions
inédites.
Un
ami les avait prévenus un peu plus tôt dans l’après-midi. Parce
qu’il les pensait innocents. Parce qu’il voulait
les croire innocents, lui qui était venu si
souvent dîner chez le couple. Aucun individu sain d’esprit ne
pouvait accepter une vérité aussi abjecte. Du moins pas s’il
souhaitait le rester.
Erik
et Sasha avaient toujours mis un point d’honneur à différencier
leur mode de vie, épicurien et réglementé, de celui des vrais
aliénés. Ils n’étaient pas fous. Et même si prélever à même
les corps encore bouillonnants les organes les plus nobles d’un
certain nombre de pauvres ignorants pouvait le laisser penser, ils ne
se considéraient pas non plus comme de sombres psychopathes. Ils
avaient des amis, un travail. Pas d’enfant, certes, mais ce dernier
point tendait plutôt à les conforter dans la justesse de leur
analyse. Extérieurement, bien sous tous rapports. Intérieurement,
tout leur être résonnait encore de l’écho des personnes qu’ils
avaient ingérées.
« On
est vivant tant que l’est la dernière personne qui se souvient de
nous ». Erik répétait souvent cette
formule toute faite. Mais c’était vrai. Ils n’avaient oublié
aucun des noms de ceux qui les avaient nourris. En les absorbant, ils gardaient en eux la trace de leur passage sur cette terre, ces disparus offraient le meilleur d'eux-mêmes pour la subsistance de deux privilégiés. Le couple ne se trompait pas en affirmant que beaucoup avaient réalisé là le seul et unique but de leur existence.
Les amants aimaient les choses nobles, leur couple s’était modelé autour du beau comme une plante grimpante le faisait à la façade d’une maison. Elle vénérait les grands peintres italiens de la Renaissance, il adorait les surréalistes. Chacun se rejoignait dans l’amour du Caravage. En parfait accord, tous deux laissaient couler une larme en écoutant le IIIème acte de la Tosca. Quant à leurs bibliothèques, elles regorgeaient de perles rares. Shakespeare et Bacon y côtoyaient Melville et Blake, Nietzsche et Céline faisaient face à Twain et Oscar Wilde. Ils possédaient également des trésors insoupçonnés, des éditions rares et convoitées par n’importe quel collectionneur.
Les amants aimaient les choses nobles, leur couple s’était modelé autour du beau comme une plante grimpante le faisait à la façade d’une maison. Elle vénérait les grands peintres italiens de la Renaissance, il adorait les surréalistes. Chacun se rejoignait dans l’amour du Caravage. En parfait accord, tous deux laissaient couler une larme en écoutant le IIIème acte de la Tosca. Quant à leurs bibliothèques, elles regorgeaient de perles rares. Shakespeare et Bacon y côtoyaient Melville et Blake, Nietzsche et Céline faisaient face à Twain et Oscar Wilde. Ils possédaient également des trésors insoupçonnés, des éditions rares et convoitées par n’importe quel collectionneur.
Il
en était de même pour la gastronomie, où le duo excellait. Leur
table était aussi réputée que celle des plus grands restaurants de
la région, et le mystère dont ils enveloppaient leurs plats
fascinait autant qu’il amusait les invités. Avant de planter leurs
couverts dans la chair nappée de sauces, ils se régalaient d’abord
des yeux émerveillés et des murmures de plaisir et de délectation
de leurs convives.
Derrière
la maison, à l’abri des regards, là où commence la forêt de
leur domaine, ils creusèrent un instant pour dégager des corps le
musc et les feuilles mortes. Sasha vérifia, les perfusions avaient
tenu et continuaient de maintenir en vie les deux individus sur
lesquels ils étaient parvenus à faire pousser des morilles et des
marasmes des oréades. Ces derniers formaient un tapis recouvrant
pratiquement toutes les parties de peau visible. L’insémination
n’avait pas été aisée, ils avaient dû faire preuve d’une
grande délicatesse pour déposer, à l’aide d’une pipette,
différentes spores à l’intérieur des cages thoraciques. Mais
cela avait fonctionné, et leur plus grande fierté était ici, dans
cette terre. Ils avaient éprouvé autant de plaisir en les cultivant
qu’en les chassant, sentiment de satisfaction pourtant
difficilement égalable.
Minutieusement,
ils ramassèrent plusieurs poignées des plus beaux spécimens de
champignons. Ils les feraient poêler, probablement avec les rognons
qui leur restaient.
Tout
en emportant le panier à la cuisine, Erik ne put se dérober à la
vue de la silhouette de sa femme marchant devant lui. Les lumières
de la terrasse faisaient danser les ombres autour de ses pas et les
feuillages verdoyants, l’odeur des pêches et le piaillement des
oiseaux comme seule bande sonore l’enveloppaient d’une aura
quasi-féerique. Elle était belle.
Deux
semaines plus tôt, le médecin leur avait annoncé qu’Erik
souffrait d’une tumeur. Elle le rongeait, comme il aimait le faire
lui-même d’un auriculaire fraîchement coupé. Non, il ne partirait
pas comme ça, pas dans la laideur de la maladie, pas dans la
grossièreté de l’affaiblissement de l’esprit et dans
l’anéantissement du corps.
Alors,
Sasha lui avait offert le plus somptueux des cadeaux. Ils partiraient
ensemble, dans un dernier éclat, le plus majestueux de tous. Pour
lui, elle avait reproduit grandeur nature « le
sabbat des sorcières » de Goya au bord
de la rivière, sous le pont de l’entrée de la ville pour que le
spectacle n’échappe à personne. Elle avait immortalisé sa
création avec la plus incroyable méticulosité. Le bouc, dirigeant
l’assemblée, avait ses cornes parées de lierres. Les corps qui
l’entouraient étaient drapés de fines étoffes aux couleurs
chatoyantes. Le tableau prenait vie dans une pièce de théâtre
morbide qui les avait enchantés.
Tous
deux savaient que ce crime les conduirait à leur perte.
Elle
n’avait rien prélevé, ils n’en profiteraient pas de toute
façon. Le gâchis les rebutait.
Ils
mangèrent en silence, mais leurs regards ne cessèrent de se
raconter.
« Es-tu
prête ? » finit par demander
Erik.
Elle
acquiesça.
Main
dans la main, les époux rejoignirent le bureau à l’étage. Sasha
ouvrit un tiroir et en sortie une boîte d’ébène. À l’intérieur,
enroulé dans un foulard de soie bleue, reposait un revolver Merwin
et Hulbert, calibre 44-40 Winchester à la crosse d’ivoire. Ils
s’étaient acheté cette coquetterie lors d’un voyage en Italie,
le vendeur leur avait certifié que l’arme de collection
fonctionnait à la perfection. Les balles ayant la fâcheuse tendance
à déchirer les tissus et dénaturer la viande, le couple ne l’avait
jamais essayé.
Erik
s’en saisit. « Laisse-moi commencer.
Voir ta tête explosée devant moi, je ne le supporterai pas ».
Sasha se garda bien de lui signaler qu’au
vu du calibre rien n’allait exploser et que l’entrée de la balle
serait aussi nette qu’un trou de perceuse.
À
six heures trente du matin, la police du comté découvrit les deux
amants morts côte-à-côte sous leur parfaite reproduction de
Ruggiero secourant Angelica,
de Joseph Paul Blanc.
Sans
éclaboussures de sang excessives ni torsions de visages. Rien
n’avait atteint les murs, le canapé et les meubles étaient
immaculés. Ils étaient morts comme ils le souhaitaient, sans
vulgarité.
Nouvelle de Amalia Luciani
Peinture de Francisco de Goya
Nouvelle de Amalia Luciani
Peinture de Francisco de Goya
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