samedi 4 avril 2020

Better sleep with a sober cannibal than a drunken Christian, d'Amalia Luciani


Elle fit mine d’allumer sa cigarette, attendant ses protestations. Ce coup-ci, son homme ne dit rien. Pire, pour la première fois en vingt ans de vie commune, il la lui enleva des lèvres, saisit son briquet doré et l’alluma lui-même. Des années qu’il n’avait pas fait ça, depuis l’adolescence, probablement. Il prônait un mode de vie sain, et le tabac détruisait ses papilles gustatives, disait-il. Erik inhala un grand coup, toussa un peu, aussi. Aujourd’hui, c’était particulier.
Ils étaient sortis sur la terrasse avec un verre de leur grand cru. Une bouteille pour des mets raffinés, leur grande faiblesse. Une de celles que le couple gardait pour les occasions spéciales. Demain, à l’aube, on viendrait les arrêter. Les bouteilles que l’on garde pour les occasions spéciales font l’affaire des occasions inédites.
Un ami les avait prévenus un peu plus tôt dans l’après-midi. Parce qu’il les pensait innocents. Parce qu’il voulait les croire innocents, lui qui était venu si souvent dîner chez le couple. Aucun individu sain d’esprit ne pouvait accepter une vérité aussi abjecte. Du moins pas s’il souhaitait le rester.
Erik et Sasha avaient toujours mis un point d’honneur à différencier leur mode de vie, épicurien et réglementé, de celui des vrais aliénés. Ils n’étaient pas fous. Et même si prélever à même les corps encore bouillonnants les organes les plus nobles d’un certain nombre de pauvres ignorants pouvait le laisser penser, ils ne se considéraient pas non plus comme de sombres psychopathes. Ils avaient des amis, un travail. Pas d’enfant, certes, mais ce dernier point tendait plutôt à les conforter dans la justesse de leur analyse. Extérieurement, bien sous tous rapports. Intérieurement, tout leur être résonnait encore de l’écho des personnes qu’ils avaient ingérées.
« On est vivant tant que l’est la dernière personne qui se souvient de nous ». Erik répétait souvent cette formule toute faite. Mais c’était vrai. Ils n’avaient oublié aucun des noms de ceux qui les avaient nourris. En les absorbant, ils gardaient en eux la trace de leur passage sur cette terre, ces disparus offraient le meilleur d'eux-mêmes pour la subsistance de deux privilégiés. Le couple ne se trompait pas en affirmant que beaucoup avaient réalisé là le seul et unique but de leur existence.

Les amants aimaient les choses nobles, leur couple s’était modelé autour du beau comme une plante grimpante le faisait à la façade d’une maison. Elle vénérait les grands peintres italiens de la Renaissance, il adorait les surréalistes. Chacun se rejoignait dans l’amour du Caravage. En parfait accord, tous deux laissaient couler une larme en écoutant le IIIème acte de la Tosca. Quant à leurs bibliothèques, elles regorgeaient de perles rares. Shakespeare et Bacon y côtoyaient Melville et Blake, Nietzsche et Céline faisaient face à Twain et Oscar Wilde. Ils possédaient également des trésors insoupçonnés, des éditions rares et convoitées par n’importe quel collectionneur.
Il en était de même pour la gastronomie, où le duo excellait. Leur table était aussi réputée que celle des plus grands restaurants de la région, et le mystère dont ils enveloppaient leurs plats fascinait autant qu’il amusait les invités. Avant de planter leurs couverts dans la chair nappée de sauces, ils se régalaient d’abord des yeux émerveillés et des murmures de plaisir et de délectation de leurs convives.
Les époux descendirent au jardin. Leur dernier repas, ils le passeraient seuls.
Derrière la maison, à l’abri des regards, là où commence la forêt de leur domaine, ils creusèrent un instant pour dégager des corps le musc et les feuilles mortes. Sasha vérifia, les perfusions avaient tenu et continuaient de maintenir en vie les deux individus sur lesquels ils étaient parvenus à faire pousser des morilles et des marasmes des oréades. Ces derniers formaient un tapis recouvrant pratiquement toutes les parties de peau visible. L’insémination n’avait pas été aisée, ils avaient dû faire preuve d’une grande délicatesse pour déposer, à l’aide d’une pipette, différentes spores à l’intérieur des cages thoraciques. Mais cela avait fonctionné, et leur plus grande fierté était ici, dans cette terre. Ils avaient éprouvé autant de plaisir en les cultivant qu’en les chassant, sentiment de satisfaction pourtant difficilement égalable.
Minutieusement, ils ramassèrent plusieurs poignées des plus beaux spécimens de champignons. Ils les feraient poêler, probablement avec les rognons qui leur restaient.
Tout en emportant le panier à la cuisine, Erik ne put se dérober à la vue de la silhouette de sa femme marchant devant lui. Les lumières de la terrasse faisaient danser les ombres autour de ses pas et les feuillages verdoyants, l’odeur des pêches et le piaillement des oiseaux comme seule bande sonore l’enveloppaient d’une aura quasi-féerique. Elle était belle.
Deux semaines plus tôt, le médecin leur avait annoncé qu’Erik souffrait d’une tumeur. Elle le rongeait, comme il aimait le faire lui-même d’un auriculaire fraîchement coupé. Non, il ne partirait pas comme ça, pas dans la laideur de la maladie, pas dans la grossièreté de l’affaiblissement de l’esprit et dans l’anéantissement du corps.
Alors, Sasha lui avait offert le plus somptueux des cadeaux. Ils partiraient ensemble, dans un dernier éclat, le plus majestueux de tous. Pour lui, elle avait reproduit grandeur nature « le sabbat des sorcières » de Goya au bord de la rivière, sous le pont de l’entrée de la ville pour que le spectacle n’échappe à personne. Elle avait immortalisé sa création avec la plus incroyable méticulosité. Le bouc, dirigeant l’assemblée, avait ses cornes parées de lierres. Les corps qui l’entouraient étaient drapés de fines étoffes aux couleurs chatoyantes. Le tableau prenait vie dans une pièce de théâtre morbide qui les avait enchantés.
Tous deux savaient que ce crime les conduirait à leur perte.
Elle n’avait rien prélevé, ils n’en profiteraient pas de toute façon. Le gâchis les rebutait.
Ils mangèrent en silence, mais leurs regards ne cessèrent de se raconter.
« Es-tu prête ? » finit par demander Erik.
Elle acquiesça.
Main dans la main, les époux rejoignirent le bureau à l’étage. Sasha ouvrit un tiroir et en sortie une boîte d’ébène. À l’intérieur, enroulé dans un foulard de soie bleue, reposait un revolver Merwin et Hulbert, calibre 44-40 Winchester à la crosse d’ivoire. Ils s’étaient acheté cette coquetterie lors d’un voyage en Italie, le vendeur leur avait certifié que l’arme de collection fonctionnait à la perfection. Les balles ayant la fâcheuse tendance à déchirer les tissus et dénaturer la viande, le couple ne l’avait jamais essayé.
Erik s’en saisit. « Laisse-moi commencer. Voir ta tête explosée devant moi, je ne le supporterai pas ». Sasha se garda bien de lui signaler qu’au vu du calibre rien n’allait exploser et que l’entrée de la balle serait aussi nette qu’un trou de perceuse.

À six heures trente du matin, la police du comté découvrit les deux amants morts côte-à-côte sous leur parfaite reproduction de Ruggiero secourant Angelica, de Joseph Paul Blanc.
Sans éclaboussures de sang excessives ni torsions de visages. Rien n’avait atteint les murs, le canapé et les meubles étaient immaculés. Ils étaient morts comme ils le souhaitaient, sans vulgarité.

Nouvelle de Amalia Luciani

Peinture de Francisco de Goya

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire