jeudi 2 avril 2020

Villa Grimaldi, de Jean-Michel Neri


Son père les avait vues partir une à une ces familles du village, d’abord vers le Tonkin, la Cochinchine, puis l’Algérie et le Maroc. Ce n’est pas par conviction qu’il n’avait pas suivi, peut-être ne s’en sentait-il tout bonnement pas capable. Ni même le droit. Une forme de résignation l’avait emporté, à accepter son destin comme une pénitence sans qu’il n’eût pourtant commis grand-chose pour qu’elle lui fût infligée.
Lui, n’était qu’un enfant. Il vit s’en aller la plupart des autres et commença à nourrir l’idée qu’ils valaient mieux que lui. Ni l’école communale ni l’épanouissement visible de ceux qui revenaient parfois ne le persuadèrent du contraire. Sa vie continua dans les pas de son père et tout naturellement il occupa le vide quand celui-ci mourut, perpétuant les gestes qu’on lui avait appris, ainsi qu’une tendance atavique à se sentir minable. Le seul ingrédient personnel qu’il y rajouta fut une dose d’aigreur.
Des années plus tard, bien que les horizons d’exil eussent changé et que les distances se fussent considérablement réduites, le village ne s’était pas repeuplé pour autant. Les congés d’été ramenaient une foule de descendants des anciens expatriés, les volets se ré-ouvraient et les maisons débordaient d’une vie trépidante qui, sitôt passé août, s’éteignait en trois jours. Lui, s’en mêlait très peu, encore moins connecté à cette génération qu’aux précédentes qu’il avait vu partir. La maison familiale qu’il occupait seul en bordure de hameau lui permettait de gagner les sentiers sans emprunter les ruelles ni traverser la place. On l’apercevait parfois aux abords du village, le fusil à l’épaule, à dos de mulet ou tenant fermement ses chiens – deux molosses bringés d’une constitution et d’une hargne à pouvoir affronter le plus gros des verrats – qui incitaient quiconque le croisait à opérer un détour prudent, tandis que lui, s’enfonçant à l’opposé dans le maquis, jurait et tirait sur le fil de fer qui leur servait de laisse. Dans l’esprit romantique des vacanciers, et bien qu’aucun d’eux n’eût été capable de lui donner un âge, son comportement et sa physionomie lui conféraient l’aura d’un respectable vestige. Il était un exemplaire vivant de leurs prédécesseurs, le témoin de pratiques et de valeurs d’antan dont on supposait qu’il fût désormais l’ultime receleur. Il en était devenu une figure emblématique, presque folklorique, tel un vivant portrait des daguerréotypes de bandits, que les estivants locaux promouvaient avec une fierté non feinte auprès de leurs amis continentaux venus partager leur villégiature.
Ce jour-là, il passait sur le sentier qui bordait la propriété quand elle sortit étendre le linge. Une cépée d’arbousier le cachait à la vue de la femme, mais lui ne perdit rien du spectacle qu’elle offrait, son corps uniquement couvert par un bas de maillot. Il l’observa tout le temps que durèrent ses contorsions entre le panier et le fil à linge, fasciné par le tressautement de ses seins libres et la surface inédite de peau hâlée qu’il parvenait à saisir d’un seul regard. Au brusque mouvement que fit un de ses chiens, la femme tourna la tête et aperçut quelqu’un à travers le buisson. Il faillit s’enfuir mais elle vint résolument à sa rencontre. Elle ne montrait aucune gêne et avançait vers lui en souriant. Ses pas rythmaient le mouvement de ses seins, l’échancrure du maillot dévoilait le sillon d’une aine satinée et ample qui lui fit l’effet d’un coup de poing au ventre. Auprès de lui, elle perçut l’odeur de bouc qu’il dégageait mais n’en fit pas cas, elle l’attribua naïvement aux chèvres qu’il devait côtoyer, ignorant qu’il n’en élevait aucune. Elle dit qu’elle était enchantée de le voir, que les occasions étaient trop rares. Elle parlait mais il n’entendait plus rien. Le bord de son feutre lui permit de masquer son regard, il bredouilla quelques mots d’excuse et accepta sans le vouloir une invitation à revenir boire le café avec elle et son mari, et il s’enfuit presque, en tirant ses chiens derrière lui.
Il connaissait la villa Grimaldi, il l’avait visitée en hiver. Située à l’écart du village elle était désertée onze mois sur douze par ses propriétaires, et après avoir fureté longuement autour de la maison, s’être approprié quelques outils mal rangés et les cordages remisés dans le cabanon, il avait sauté le pas et avait fracturé la porte. Il n’avait rien trouvé d’intéressant, pas d’armes en tout cas, mais il avait fouillé les placards et avait découvert la garde-robe d’été de la femme. Un moment tenté par le vol d’une pièce de lingerie, il avait préféré la remettre en place, bien plus troublé à l’idée qu’elle puisse la porter à nouveau innocemment après qu’il l’avait touchée et manipulée, que s’il l’eût ramenée en guise de trophée.
À la suite du bref échange près de l’étendoir, il resta prostré pendant deux jours, sans s’alimenter, oubliant même de nourrir ses chiens qui tiraient sur leur chaîne et hurlaient comme des possédés. L’image de cette femme, si outrageusement belle, si sûre d’elle, ne quittait pas son esprit. Elle le traquait, elle le narguait jusque dans les moindres recoins de sa masure crasseuse. Il se sentait affreux, grossier, et humilié. Elle croyait pouvoir lui en imposer, mais sa décontraction n’était que prétention, sa gentillesse, de la condescendance. Son mari n’était qu’un faible, comme tous les gens aimables. Il pouvait l’écraser d’une main. Il sortit de chez lui, déambula un moment au milieu du foutoir qu’était l’abord immédiat de sa maison, et finit par s’engager sur un sentier, marchant comme un automate. Ses pas le ramenèrent à la villa Grimaldi.
Le mari leva la tête et le vit, figé devant le portail. D’un geste ample et chaleureux, il l’invita à les rejoindre.
Une coupelle de biscuits compliqués auxquels il n’avait pas touché était posée devant lui, il regardait le café dans sa tasse, une bizarrerie asymétrique et colorée, en écoutant sans entendre le babillage du couple. Il ne levait les yeux que pour croiser furtivement les leurs, rieurs et faussement complices. La fine robe d’été qu’elle portait ne parvenait à lui faire oublier la vision qu’il avait eue deux jours auparavant. Le polo rose de l’homme faisait ressortir son bronzage impeccable, sans commune mesure avec les peaux recuites de ceux qui triment sous le soleil. Au moment où le mari lui posait la main sur l’avant-bras pour appuyer la cordialité de son propos, il sortit le P38 qu’il portait toujours à la ceinture et lui mis deux balles dans la poitrine à bout portant. Son cadavre ébahi bascula en arrière et convulsa un bref instant. La femme se mit à hurler en se tenant la tête. Il se leva calmement et contourna la table en s’emparant au passage d’un tisonnier. Ses yeux imploraient. Le premier coup au visage coupa le son. Le second l’envoya rejoindre par terre le corps de son mari. Il se rassit et la regarda agoniser. Une flaque de sang s’élargissait autour de sa chevelure blonde, l’arrogance de son sourire avait disparue. De la pointe du tisonnier ensanglanté, il souleva le pan de sa jolie robe. Elle portait la culotte qu’il connaissait. Le sourire aux lèvres, il piocha un des curieux biscuits et prit le temps de le déguster.

Nouvelle de Jean-Michel Neri

Peinture de Paul Cézanne, "Pommes et biscuits" 

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