Son
père les avait vues partir une à une ces familles du village,
d’abord vers le Tonkin, la Cochinchine, puis l’Algérie et le
Maroc. Ce n’est pas par conviction qu’il n’avait pas suivi,
peut-être ne s’en sentait-il tout bonnement pas capable. Ni même
le droit. Une forme de résignation l’avait emporté, à accepter
son destin comme une pénitence sans qu’il n’eût pourtant commis
grand-chose pour qu’elle lui fût infligée.
Lui,
n’était qu’un enfant. Il vit s’en aller la plupart des autres
et commença à nourrir l’idée qu’ils valaient mieux que lui. Ni
l’école communale ni l’épanouissement visible de ceux qui
revenaient parfois ne le persuadèrent du contraire. Sa vie continua
dans les pas de son père et tout naturellement il occupa le vide
quand celui-ci mourut, perpétuant les gestes qu’on lui avait
appris, ainsi qu’une tendance atavique à se sentir minable. Le
seul ingrédient personnel qu’il y rajouta fut une dose d’aigreur.
Des
années plus tard, bien que les horizons d’exil eussent changé et
que les distances se fussent considérablement réduites, le village
ne s’était pas repeuplé pour autant. Les congés d’été
ramenaient une foule de descendants des anciens expatriés, les
volets se ré-ouvraient et les maisons débordaient d’une vie
trépidante qui, sitôt passé août, s’éteignait en trois jours.
Lui, s’en mêlait très peu, encore moins connecté à cette
génération qu’aux précédentes qu’il avait vu partir. La
maison familiale qu’il occupait seul en bordure de hameau lui
permettait de gagner les sentiers sans emprunter les ruelles ni
traverser la place. On l’apercevait parfois aux abords du village,
le fusil à l’épaule, à dos de mulet ou tenant fermement ses
chiens – deux molosses bringés d’une constitution et d’une
hargne à pouvoir affronter le plus gros des verrats – qui
incitaient quiconque le croisait à opérer un détour prudent,
tandis que lui, s’enfonçant à l’opposé dans le maquis, jurait
et tirait sur le fil de fer qui leur servait de laisse. Dans l’esprit
romantique des vacanciers, et bien qu’aucun d’eux n’eût été
capable de lui donner un âge, son comportement et sa physionomie lui
conféraient l’aura d’un respectable vestige. Il était un
exemplaire vivant de leurs prédécesseurs, le témoin de pratiques
et de valeurs d’antan dont on supposait qu’il fût désormais
l’ultime receleur. Il en était devenu une figure emblématique,
presque folklorique, tel un vivant portrait des daguerréotypes de
bandits, que les estivants locaux promouvaient avec une fierté non
feinte auprès de leurs amis continentaux venus partager leur
villégiature.
Ce
jour-là, il passait sur le sentier qui bordait la propriété quand
elle sortit étendre le linge. Une cépée d’arbousier le cachait à
la vue de la femme, mais lui ne perdit rien du spectacle qu’elle
offrait, son corps uniquement couvert par un bas de maillot. Il
l’observa tout le temps que durèrent ses contorsions entre le
panier et le fil à linge, fasciné par le tressautement de ses seins
libres et la surface inédite de peau hâlée qu’il parvenait à
saisir d’un seul regard. Au brusque mouvement que fit un de ses
chiens, la femme tourna la tête et aperçut quelqu’un à travers
le buisson. Il faillit s’enfuir mais elle vint résolument à sa
rencontre. Elle ne montrait aucune gêne et avançait vers lui en
souriant. Ses pas rythmaient le mouvement de ses seins, l’échancrure
du maillot dévoilait le sillon d’une aine satinée et ample qui
lui fit l’effet d’un coup de poing au ventre. Auprès de lui,
elle perçut l’odeur de bouc qu’il dégageait mais n’en fit pas
cas, elle l’attribua naïvement aux chèvres qu’il devait
côtoyer, ignorant qu’il n’en élevait aucune. Elle dit qu’elle
était enchantée de le voir, que les occasions étaient trop rares.
Elle parlait mais il n’entendait plus rien. Le bord de son feutre
lui permit de masquer son regard, il bredouilla quelques mots
d’excuse et accepta sans le vouloir une invitation à revenir boire
le café avec elle et son mari, et il s’enfuit presque, en tirant
ses chiens derrière lui.
Il
connaissait la villa Grimaldi, il l’avait visitée en hiver. Située
à l’écart du village elle était désertée onze mois sur douze
par ses propriétaires, et après avoir fureté longuement autour de
la maison, s’être approprié quelques outils mal rangés et les
cordages remisés dans le cabanon, il avait sauté le pas et avait
fracturé la porte. Il n’avait rien trouvé d’intéressant, pas
d’armes en tout cas, mais il avait fouillé les placards et avait
découvert la garde-robe d’été de la femme. Un moment tenté par
le vol d’une pièce de lingerie, il avait préféré la remettre en
place, bien plus troublé à l’idée qu’elle puisse la porter à
nouveau innocemment après qu’il l’avait touchée et manipulée,
que s’il l’eût ramenée en guise de trophée.
À
la suite du bref échange près de l’étendoir, il resta prostré
pendant deux jours, sans s’alimenter, oubliant même de nourrir ses
chiens qui tiraient sur leur chaîne et hurlaient comme des possédés.
L’image de cette femme, si outrageusement belle, si sûre d’elle,
ne quittait pas son esprit. Elle le traquait, elle le narguait jusque
dans les moindres recoins de sa masure crasseuse. Il se sentait
affreux, grossier, et humilié. Elle croyait pouvoir lui en imposer,
mais sa décontraction n’était que prétention, sa gentillesse, de
la condescendance. Son mari n’était qu’un faible, comme tous les
gens aimables. Il pouvait l’écraser d’une main. Il sortit de
chez lui, déambula un moment au milieu du foutoir qu’était
l’abord immédiat de sa maison, et finit par s’engager sur un
sentier, marchant comme un automate. Ses pas le ramenèrent à la
villa Grimaldi.
Le
mari leva la tête et le vit, figé devant le portail. D’un geste
ample et chaleureux, il l’invita à les rejoindre.
Une
coupelle de biscuits compliqués auxquels il n’avait pas touché
était posée devant lui, il regardait le café dans sa tasse, une
bizarrerie asymétrique et colorée, en écoutant sans entendre le
babillage du couple. Il ne levait les yeux que pour croiser
furtivement les leurs, rieurs et faussement complices. La fine robe
d’été qu’elle portait ne parvenait à lui faire oublier la
vision qu’il avait eue deux jours auparavant. Le polo rose de
l’homme faisait ressortir son bronzage impeccable, sans commune
mesure avec les peaux recuites de ceux qui triment sous le soleil. Au
moment où le mari lui posait la main sur l’avant-bras pour appuyer
la cordialité de son propos, il sortit le P38 qu’il portait
toujours à la ceinture et lui mis deux balles dans la poitrine à
bout portant. Son cadavre ébahi bascula en arrière et convulsa un
bref instant. La femme se mit à hurler en se tenant la tête. Il se
leva calmement et contourna la table en s’emparant au passage d’un
tisonnier. Ses yeux imploraient. Le premier coup au visage coupa le
son. Le second l’envoya rejoindre par terre le corps de son mari.
Il se rassit et la regarda agoniser. Une flaque de sang s’élargissait
autour de sa chevelure blonde, l’arrogance de son sourire avait
disparue. De la pointe du tisonnier ensanglanté, il souleva le pan
de sa jolie robe. Elle portait la culotte qu’il connaissait. Le
sourire aux lèvres, il piocha un des curieux biscuits et prit le
temps de le déguster.
Nouvelle de Jean-Michel Neri
Peinture de Paul Cézanne, "Pommes et biscuits"
Nouvelle de Jean-Michel Neri
Peinture de Paul Cézanne, "Pommes et biscuits"
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