jeudi 21 mai 2020

Lettres depuis l'Enfer, de Dominique Leoni


À l’attention de l’Inspecteur Chef Frederick Abberline
Metropolitan Police, Scotland Yard, 4 Whitehall Palace

Londres, le 9 novembre 1888

Cher Inspecteur,
Je ne vous cacherai pas que vous me décevez toujours un peu plus. Je vois chaque jour dans la presse que vous n’avez de cesse de me pourchasser, votre but ultime étant de m’empêcher de mener à bien l’œuvre que j’ai commencée, alors même que vous auriez tant à gagner à la comprendre. Je vous prenais pour un homme intelligent Inspecteur Abberline. Mais vous ne valez pas mieux que tous ces esprits sournois qui le jour s’émeuvent du sort que je réserve à ces putains, et attendent la nuit, blottis dans le secret de leurs draps, pour s’avouer à mi-voix qu’elles l’ont bien mérité. Je sais que votre ambition est de débarrasser notre belle ville de Londres des dangereux criminels comme moi mais vous n’avez rien compris Inspecteur. Vous n’avez rien compris à ce que je suis et vous n’avez rien compris à ce qu’est Londres. Je suis Londres. Je suis l’enfant chéri de ce monstre tentaculaire qui grandit chaque jour un peu plus et se repaît du crime et de la misère crasse qui gît dans ses rues. Pensez-vous vraiment que mon existence est fortuite Inspecteur Abberline ? Au fond de vous, même si vous ne pourrez l’admettre, vous savez bien que c’est cette ville qui m’a mis au monde. C’est l’âme de cette ville que je rencontre la nuit dans les ruelles sombres où ces filles de quatre sous vendent leur ventre. Dans ces quartiers maudits abandonnés de votre Dieu, de vous et de vos pairs, le vice et la dépravation humaine rampent sur les pavés humides, et moi, j’y suis chez moi.
Comme toujours je joins à cette missive un flacon de liqueur contenant un petit souvenir fraîchement découpé… J’ai toute confiance en la rapidité de l’Office Postal et je suis prêt à parier que lorsque vous le recevrez, mon petit présent sera encore tiède !

A très bientôt,

Votre éternel bienfaiteur, Jack.


Ten bells Hotel, Hanbury Street, Whitechapel, Chambre 23

Mon Jack, je te regarde dormir pendant que j’écris ces lignes. Tu ne m’as pas entendu sortir mais je suis allé mettre au courrier ma dernière lettre pour l’Inspecteur Abberline. Cet idiot ne sait pas le privilège qui est le sien ! Je ne te l’ai pas dit mais depuis peu je tiens ce journal où je détaille notre ouvrage. Une fois terminé, tu en feras ce que tu voudras, mais je ne veux pas que tu le rendes public. Parce qu’à mes yeux toute cette gloire est la tienne Jack. Je ne veux pas qu’on sache que j’ai existé. Quand je vois ton visage endormi, paisible, je ne peux m’empêcher de te regarder. Je me dis que maman avait raison quand elle disait que tu étais le plus beau de nous deux. J’étais aussi laid que tu étais beau. Maman t’aimait tellement Jack. Elle avait des projets extraordinaires pour toi, elle disait qu’un garçon aussi beau rencontrerait sûrement un destin hors du commun. Elle serait fière de nous tu sais ! Enfin de toi surtout. Je me rappelle qu’elle n’aimait pas trop nous voir jouer ensemble, elle disait que j’allais te gâcher… Mais moi je savais déjà à cette époque, qu’un jour nous accomplirions de grandes choses ensemble. Ensemble Jack ! Je savais que je pourrai t’aider à construire cette fantastique destinée qui sera la tienne !
Et puis Maman approuverait ce que nous faisons Jack. Tu te rappelles ce qu’elle disait de toutes ces filles qui ne pouvaient te quitter des yeux ; des catins vénéneuses à qui il faut ouvrir le ventre ! Et des ventres nous en avons ouvert n’est-ce pas Jack ?! Au-delà des espérances de notre mère ! Tu sais, j’adore ce que nous faisons depuis le début, depuis la toute première… Comment s’appelait-elle déjà ? Mary Ann oui… Nous étions si excités ce soir-là, tu te rappelles ? Pendant que tu la faisais jouir la pauvre fille me regardait d’un air étrange… Elle semblait comprendre que j’attendais de lui donner quelque chose qui allait lui plaire encore plus ! Tu sais le meilleur moment pour moi c’est quand toi Jack tu vas les aborder et que leurs visages ingrats s’illuminent à l’idée d’être approchées par un homme aussi beau, elles, ces fonds de cale de l’humanité, ces épaves qui ne tiennent encore sur leurs jambes que parce que leurs collants puants sont raidis par le foutre. J’aime aussi vous voir vous éloigner dans l’obscurité, j’aime vous suivre de près, j’aime les voir se retourner et te demander si tu me connais. Elles me font rire aussi, quand elles te demandent trois sous de plus parce que tu n’es pas seul ! Comme si ces quelques shillings allaient sauver leur misérable vie !
Au début j’étais frustré de ne pas pouvoir leur donner ce que toi tu leur donnais. Frustré de n’avoir jamais pu donner cela à aucune femme. Puis j’ai compris que si je ne pouvais rien leur donner, alors je leur prendrai tout. Puisque je ne peux pas pénétrer leur ventre impur, alors j’en sortirai tout ce qui s’y trouve ! Je les ouvrirai de bas en haut en regardant leurs yeux s’agrandir au fur et à mesure que ma lame déchire leurs entrailles. J’agirai vite, je serai précis, je veux qu’elles me voient pour quelques secondes encore leur enlever ce qu’elles ont de plus intime et qu’elles ont vendu nuit après nuit, je veux qu’elles vivent juste assez longtemps pour voir à quoi cela ressemble à la lumière de leurs lampes. Je veux qu’elles sentent la chaleur putride de leur ventre ouvert réchauffer l’humidité sordide de leur chambre.
Mais la nuit dernière aura été notre apothéose Jack. Et pour une fois je dois avouer que j’ai trouvé un certain charme à notre petite jeune fille. Elle avait quelque chose de différent. Ses yeux n’avaient pas peur. J’y lisais autre chose. Quelque chose qui m’a mis dans une fureur noire. Je ne suis plus parvenu à me contrôler. Pour la première fois, j’ai eu l’impression que le désir d’annihiler était plus fort encore que le plaisir d’ôter une vie dérisoire. J’ai voulu la détruire, lui enlever cette défiance qu’elle avait dans le regard, la réduire en miettes. Qui aurait pu penser qu’un corps si frêle aurait pu contenir autant de sang Jack ? Je l’ai vidé de tout. De tout ce qu’elle était. Je lui ai enlevé son foie, son cœur, j’ai découpé ses seins, ses entrailles. Elle n’est plus ni femme ni homme, elle n’a plus de sexe, elle n’est plus qu’une charogne à l’heure où j’écris. J’ai mis son rein gauche dans la liqueur pour Abberline, mais son cœur Jack, personne ne retrouvera son cœur…
Dors mon frère, et sois tranquille. Un jour, tu seras plus célèbre que la Reine. Et notre œuvre marquera le monde pour les siècles à venir.

Nouvelle de Dominique Leoni

Peinture, Saturne de Francisco de Goya


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