Metropolitan
Police, Scotland Yard, 4 Whitehall Palace
Londres,
le 9 novembre 1888
Cher
Inspecteur,
Je
ne vous cacherai pas que vous me décevez toujours un peu plus. Je
vois chaque jour dans la presse que vous n’avez de cesse de me
pourchasser, votre but ultime étant de m’empêcher de mener à
bien l’œuvre que j’ai commencée, alors même que vous auriez
tant à gagner à la comprendre. Je vous prenais pour un homme
intelligent Inspecteur Abberline. Mais vous ne valez pas mieux que
tous ces esprits sournois qui le jour s’émeuvent du sort que je
réserve à ces putains, et attendent la nuit, blottis dans le secret
de leurs draps, pour s’avouer à mi-voix qu’elles l’ont bien
mérité. Je sais que votre ambition est de débarrasser notre belle
ville de Londres des dangereux criminels comme moi mais vous n’avez
rien compris Inspecteur. Vous n’avez rien compris à ce que je suis
et vous n’avez rien compris à ce qu’est Londres. Je suis
Londres. Je suis l’enfant chéri de ce monstre tentaculaire qui
grandit chaque jour un peu plus et se repaît du crime et de la
misère crasse qui gît dans ses rues. Pensez-vous vraiment que mon
existence est fortuite Inspecteur Abberline ? Au fond de vous,
même si vous ne pourrez l’admettre, vous savez bien que c’est
cette ville qui m’a mis au monde. C’est l’âme de cette ville
que je rencontre la nuit dans les ruelles sombres où ces filles de
quatre sous vendent leur ventre. Dans ces quartiers maudits
abandonnés de votre Dieu, de vous et de vos pairs, le vice et la
dépravation humaine rampent sur les pavés humides, et moi, j’y
suis chez moi.
Comme
toujours je joins à cette missive un flacon de liqueur contenant un
petit souvenir fraîchement découpé… J’ai toute confiance en la
rapidité de l’Office Postal et je suis prêt à parier que lorsque
vous le recevrez, mon petit présent sera encore tiède !
A
très bientôt,
Ten
bells Hotel, Hanbury Street, Whitechapel, Chambre 23
Mon
Jack, je te regarde dormir pendant que j’écris ces lignes. Tu ne
m’as pas entendu sortir mais je suis allé mettre au courrier ma
dernière lettre pour l’Inspecteur Abberline. Cet idiot ne sait pas
le privilège qui est le sien ! Je ne te l’ai pas dit mais
depuis peu je tiens ce journal où je détaille notre ouvrage. Une
fois terminé, tu en feras ce que tu voudras, mais je ne veux pas que
tu le rendes public. Parce qu’à mes yeux toute cette gloire est la
tienne Jack. Je ne veux pas qu’on sache que j’ai existé. Quand
je vois ton visage endormi, paisible, je ne peux m’empêcher de te
regarder. Je me dis que maman avait raison quand elle disait que tu
étais le plus beau de nous deux. J’étais aussi laid que tu étais
beau. Maman t’aimait tellement Jack. Elle avait des projets
extraordinaires pour toi, elle disait qu’un garçon aussi beau
rencontrerait sûrement un destin hors du commun. Elle serait fière
de nous tu sais ! Enfin de toi surtout. Je me rappelle qu’elle
n’aimait pas trop nous voir jouer ensemble, elle disait que
j’allais te gâcher… Mais moi je savais déjà à cette
époque, qu’un jour nous accomplirions de grandes choses ensemble.
Ensemble Jack ! Je savais que je pourrai t’aider à construire
cette fantastique destinée qui sera la tienne !
Et
puis Maman approuverait ce que nous faisons Jack. Tu te
rappelles ce qu’elle disait de toutes ces filles qui ne pouvaient
te quitter des yeux ; des catins vénéneuses à qui il faut
ouvrir le ventre ! Et des ventres nous en avons ouvert
n’est-ce pas Jack ?! Au-delà des espérances de notre mère !
Tu sais, j’adore ce que nous faisons depuis le début, depuis la
toute première… Comment s’appelait-elle déjà ? Mary Ann
oui… Nous étions si excités ce soir-là, tu te rappelles ?
Pendant que tu la faisais jouir la pauvre fille me regardait d’un
air étrange… Elle semblait comprendre que j’attendais de lui
donner quelque chose qui allait lui plaire encore plus ! Tu sais
le meilleur moment pour moi c’est quand toi Jack tu vas les aborder
et que leurs visages ingrats s’illuminent à l’idée d’être
approchées par un homme aussi beau, elles, ces fonds de cale de
l’humanité, ces épaves qui ne tiennent encore sur leurs jambes
que parce que leurs collants puants sont raidis par le foutre. J’aime
aussi vous voir vous éloigner dans l’obscurité, j’aime vous
suivre de près, j’aime les voir se retourner et te demander si tu
me connais. Elles me font rire aussi, quand elles te demandent trois
sous de plus parce que tu n’es pas seul ! Comme si ces
quelques shillings allaient sauver leur misérable vie !
Au
début j’étais frustré de ne pas pouvoir leur donner ce que toi
tu leur donnais. Frustré de n’avoir jamais pu donner cela
à aucune femme. Puis j’ai compris que si je ne pouvais rien leur
donner, alors je leur prendrai tout. Puisque je ne peux pas pénétrer
leur ventre impur, alors j’en sortirai tout ce qui s’y trouve !
Je les ouvrirai de bas en haut en regardant leurs yeux s’agrandir
au fur et à mesure que ma lame déchire leurs entrailles. J’agirai
vite, je serai précis, je veux qu’elles me voient pour quelques
secondes encore leur enlever ce qu’elles ont de plus intime et
qu’elles ont vendu nuit après nuit, je veux qu’elles vivent
juste assez longtemps pour voir à quoi cela ressemble à la lumière
de leurs lampes. Je veux qu’elles sentent la chaleur putride de
leur ventre ouvert réchauffer l’humidité sordide de leur chambre.
Mais
la nuit dernière aura été notre apothéose Jack. Et pour une fois
je dois avouer que j’ai trouvé un certain charme à notre petite
jeune fille. Elle avait quelque chose de différent. Ses yeux
n’avaient pas peur. J’y lisais autre chose. Quelque chose qui m’a
mis dans une fureur noire. Je ne suis plus parvenu à me contrôler.
Pour la première fois, j’ai eu l’impression que le désir
d’annihiler était plus fort encore que le plaisir d’ôter une
vie dérisoire. J’ai voulu la détruire, lui enlever cette défiance
qu’elle avait dans le regard, la réduire en miettes. Qui aurait pu
penser qu’un corps si frêle aurait pu contenir autant de sang
Jack ? Je l’ai vidé de tout. De tout ce qu’elle était. Je
lui ai enlevé son foie, son cœur, j’ai découpé ses seins, ses
entrailles. Elle n’est plus ni femme ni homme, elle n’a plus de
sexe, elle n’est plus qu’une charogne à l’heure où j’écris.
J’ai mis son rein gauche dans la liqueur pour Abberline, mais son
cœur Jack, personne ne retrouvera son cœur…
Dors
mon frère, et sois tranquille. Un jour, tu seras plus célèbre que
la Reine. Et notre œuvre marquera le monde pour les siècles à
venir.
Nouvelle de Dominique Leoni
Peinture, Saturne de Francisco de Goya
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